En Italie, l’extrême droite au pouvoir menace le droit à l’avortement

En Italie, l’extrême droite au pouvoir menace le droit à l’avortement

En Italie, l’extrême droite au pouvoir menace le droit à l’avortement

Des médecins refusant de pratiquer l’IVG ou maltraitant les patientes, des centres qui ferment les uns après les autres, des femmes réduites à la clandestinité… Si la loi n’est pas ouvertement remise en cause, l’accès à l’IVG se réduit drastiquement dans l’Italie de Meloni.

Joseph Confavreux, Médiapart.fr 16 mai 2023.

9 mai 2023 à 13h25

 

AncôneAncône (Italie).– « Interruption volontaire du patriarcat ». Tel est le slogan de la manifestation qui s’est tenue à Ancône le samedi 6 mai pour défendre la possibilité d’avorter, menacée par le gouvernement d’extrême droite qui dirige l’Italie depuis maintenant sept mois.

Minute de silence pour « les milliers de femmes mortes d’avoir dû avorter clandestinement » ; cintres géants sur lesquels on peut lire « Plus jamais ça » ; pancartes « Votre Dieu n’est pas mon docteur » ou « Dieu, patrie, famille : quelle vie de merde ! » ; ballons en forme de pilule RU 486 ; ou encore statue de vagin portée en procession agrémentée d’une banderole : « Église hors de nos culottes »

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Manifestation à Ancône, samedi 6 mai 2023 : «pour l’interruption volontaire du patriarcat» et la défense du droit à l’avortement © DR

Le choix d’Ancône, port adriatique situé à quatre heures de train de Rome, pour une manifestation « nationale » mais difficile d’accès, s’explique. C’est ici que Giorgia Meloni a lancé, un an auparavant, la campagne qui lui a permis de prendre en septembre les rênes du pays, en affirmant que la région des Marches, dont Ancône est la capitale, devait être le laboratoire de l’Italie.

Marte Manca travaille dans une usine textile de Macerata, une petite ville située à une cinquantaine de kilomètres d’Ancône, se définit comme transféministe, se genre au masculin et est épuisé, en cette veille de manifestation, par le temps passé à l’organiser.

« Les mesures prises par le gouverneur des Marches, Francesco Acquaroli, depuis que les Fratelli d’Italia ont obtenu la région en 2020, sont un modèle pour Meloni, dont il est très proche, au niveau national, explique Marte Manca. Et elles sont simples. Confier l’ensemble du budget destiné aux familles à des associations “pro-vie” pour supposément aider à la natalité. Et empêcher au maximum l’accès à l’avortement. »

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Manifestation à Ancône, samedi 6 mai 2023 : « La chatte a ses raisons que la région ne connaît pas ». © Photo Joseph Confavreux / Mediapart

Dans les Marches, l’avortement n’est pas interdit, mais il est en passe de devenir impossible, parce que tout est fait pour entraver et décourager les femmes enceintes d’y recourir, et parce qu’elles ne trouvent plus assez de médecins acceptant de le pratiquer.

Lorsque l’avortement fut légalisé en 1978 en Italie par la « loi 194 », une clause a permis aux médecins de se déclarer « objecteurs de conscience ». Et le nombre de ces derniers n’a cessé d’augmenter ces dernières années, au point que moult structures publiques – les seules autorisées à pratiquer l’avortement en Italie empêchant l’existence de structures privées militantes pro-choix comme il en existe aux États-Unis – ont cessé de proposer l’avortement.

« En Vénétie, dans le Piémont, en Basilicate, en Ombrie, en Sicile ou en Sardaigne, le nombre d’objecteurs de conscience dépasse les 50 %, explique Marte Manca. En Basilicate, il n’existe plus qu’un hôpital où il reste possible d’avorter. Dans les Abruzzes ou en Ombrie, seulement deux. Et ici, dans les Marches, le nombre ne cesse de réduire. »

On a assisté à une extension de cette notion d’objection de conscience qui normalement ne concerne que l’acte lui-même.

Martina Avanza, sociologue

Martina Avanza travaille comme sociologue depuis des années sur les mouvements « pro-vie » et l’accès à l’avortement.

« L’objection de conscience existe ailleurs qu’en Italie, explique-t-elle. Mais ici elle est massive. Les médecins sont souvent issus de milieux conservateurs et catholiques, notamment les chefs de service, et recrutent des médecins en accord avec eux. Mais beaucoup d’objecteurs de conscience ne sont pas des militants anti-avortement. Ils ne veulent pas être mal vus dans un pays où l’avortement reste un stigmate, risquer d’entraver leur carrière ou simplement passer leurs journées à ne pratiquer que des IVG alors que c’est devenu le sort des rares médecins qui acceptent de le faire. »

Pour la chercheuse, « on a assisté à une extension de cette notion d’objection qui, normalement, ne concerne que l’acte lui-même. Certains médecins refusent désormais de donner une ordonnance de pilule abortive ou de soigner une femme qui saigne après un accouchement. Désormais, il y a même des anesthésistes, des infirmières, voire des pharmaciens qui se disent objecteurs et entravent l’accès des femmes à l’avortement. Cet usage idéologique de l’objection de conscience va donc bien au-delà de ce qui était prévu dans la loi, à l’origine une mesure seulement dérogatoire ».

Dans ce contexte, Marte Manca passe le temps où il ne travaille pas comme mécanicien sur les machines de son usine textile à sillonner la région en voiture avec sa compagne pour aider les jeunes filles qui le souhaitent à avorter, en les assistant dans les démarches et en les conduisant dans les rares endroits où une telle pratique demeure possible.

« On connaît les rares médecins sûrs qui continuent de pratiquer l’IVG dans la région ou en dehors. Et on fait du crowdfunding pour payer les tests de grossesse, les échographies et le reste, afin que l’avortement reste gratuit et accessible aux étudiantes désargentées ou aux migrantes dont certaines arrivent enceintes parce qu’elles ont été violées durant leur voyage », explique-t-il.

 

Marte Manca durant la manifestation pour l’avortement, le 6 mai 2023 à Ancône. © Photo Joseph Confavreux / Mediapart

Jusqu’ici, l’hôpital d’Ascoli Piceno, une ville moyenne située dans les Marches à une centaine de kilomètres au sud d’Ancône, pratiquait l’IVG, mais seulement un samedi sur deux, grâce à l’association AIED (Association italienne pour l’éducation démographique) et quelques médecins engagés venant spécialement de Milan, Bologne ou Pérouse pour cela.

« Tous les médecins de l’hôpital d’Ascoli sont objecteurs de conscience, explique Tiziana Antonucci, 65 ans, responsable de l’association AIED pour les Marches, qui avait obtenu que l’hôpital d’Ascoli leur donne accès une fois par semaine pour pratiquer des IVG. Mais la convention que nous avions depuis 1980, c’est-à-dire quarante-trois ans, nous a brutalement été retirée au début de cette année par la région dirigée par les Fratelli d’Italia. Depuis, il n’y a plus eu d’avortement à l’hôpital d’Ascoli. La région des Marches ne garantit plus, comme elle le devrait, la possibilité aux femmes d’ici d’avorter. »

Marina Toschi, 67 ans, est gynécologue à la retraite. Elle vit à Pérouse, à plus de deux heures de route d’Ascoli. Depuis des années, elle s’y est déplacée un samedi sur deux pour pratiquer ces avortements devenus impossibles.

« Comme médecin, il m’est insupportable de voir qu’on met ces jeunes femmes en danger en réduisant les endroits où elles peuvent avorter, dit-elle. Mais aussi de constater que sont limitées les possibilités d’avortements médicamenteux, moins compliqués que la chirurgie, ou que s’étend le refus de recourir à la méthode d’aspiration Karman qui est moins douloureuse que le curetage. »

Ce qu’on a pris pour une grande victoire […] n’a été qu’un trompe-l’œil.

Marina Toschi, gynécologue à la retraite

Le recours à l’avortement médicamenteux n’a été autorisé « qu’en 2010 en Italie, et en 2016 dans les Marches, puisque malheureusement il n’existe pas de politique sanitaire nationale, enchaîne Marina Toschi. « Cette régionalisation de la santé est une catastrophe dans le contexte politique où nous sommes. Il y a trois ans, le gouvernement, alors de centre-gauche, a autorisé la délivrance de pilules abortives dans les centres de planning familial et allongé le délai pour prendre cette pilule de sept à neuf semaines. »

 

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Mais, poursuit-elle, « ce qu’on a pris pour une grande victoire, puisque comme médecin je risquais jusqu’à cinq ans de prison en donnant la pilule abortive hors d’un cadre légal, n’a été qu’un trompe-l’œil. Toute loi concernant la santé doit en effet être transcrite par chaque région. Trois ans après, on se retrouve dans une situation où seules trois régions ont accepté de suivre la directive et distribuent la pilule RU 486 dans des centres de planning familial. Et la région des Marches dirigée par l’extrême droite a voté contre l’allongement du délai à neuf semaines. Le délai ici est donc resté à sept semaines, ce qui est très court, surtout compte tenu de la nécessité de laisser passer une semaine de délai de réflexion entre le moment où l’on obtient l’ordonnance et celui où l’on pratique l’avortement ».

Pendant la campagne électorale, comme depuis qu’elle est en fonction, Giorgia Meloni a répété qu’elle ne toucherait pas à la loi 194. Mais « elle n’a pas besoin de cela pour empêcher les Italiennes d’avorter, explique Martina Avanza. La loi 194, votée en 1978, n’accorde pas un véritable droit à l’IVG. Il s’agit d’une loi sur “la protection sociale de la maternité et de l’IVG”, dont le premier article affirme qu’il faut d’abord tenter d’éviter l’avortement. Meloni est dans son bon droit quand elle affirme qu’elle ne veut pas remettre en cause la loi, mais l’appliquer intégralement, et qu’elle défend aussi le “droit de ne pas avorter” ».

Pour la chercheuse, le gouvernement actuel dispose de « nombreuses possibilités pour compliquer l’accès à l’avortement et détricoter le droit à l’IVG sans faire de grands changements législatifs qui feraient hurler l’Europe et risqueraient de heurter l’opinion publique. Il faut rappeler que Meloni a été élue dans un contexte de forte abstention et qu’elle n’a pas nécessairement intérêt à s’attaquer frontalement à une loi approuvée par une majorité d’Italiens et d’Italiennes ».

Dans ce champ des possibles s’inscrit le fait que, dans les Marches comme ailleurs en Italie, les associations « pro-vie » prennent pied de plus en plus ouvertement dans les hôpitaux et culpabilisent les femmes qui demandent des IVG, explique encore Martina Avanza : « Au sein même des structures hospitalières, on vous fait la morale, on vous fait écouter le cœur de l’embryon, c’est de la maltraitance institutionnelle. »

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Dans la manifestation d’Ancône : « Vous êtes pro-vie, nous sommes pro-vibro. » © Photo Joseph Confavreux / Mediapart

Ces associations « pro-vie » se sentent aujourd’hui pousser des ailes et voient leurs financements augmenter, dans un contexte où Maurizio Gasparri, un sénateur de Forza Italia – le parti de Berlusconi qui fait partie de la coalition au pouvoir –, a récemment déposé une proposition de loi visant à ce que la « capacité juridique » qui s’acquiert aujourd’hui à la naissance soit désormais donnée dès la conception afin de « protéger » les embryons…

Certaines associations « pro-vie » vont ainsi jusqu’à récupérer les restes humains issus des IVG pour leur donner une sépulture et une cérémonie chrétienne.

« Aux États-Unis, on a vu quelques commandos voler les restes humains dans les hôpitaux. Mais en Italie, il existe un trou législatif qui fait que ce n’est pas illégal et que des associations “pro-vie” peuvent s’arranger avec des directions d’hôpital complaisantes », développe Martina Avanza.

Francesca Tolino, une Romaine qui avait dû subir un avortement thérapeutique, a ainsi découvert, dans un cimetière de la capitale italienne, une croix portant son nom, et a ainsi décidé de combattre ces pratiques en lançant une campagne pour la liberté d’avorter…

Cette équation qui lie avortement et faible natalité est tout simplement fausse !

Tiziana Antonucci, travailleuse sociale

« La situation est encore plus dure pour les femmes qui doivent subir ces avortements thérapeutiques qui se font de manière tardive et alors que la grossesse était désirée, détaille Martina Avanza. On trouve en Italie encore moins de médecins prêts à ce genre de geste que de pratiquer une IVG. Et beaucoup d’Italiennes sont obligées de partir alors à Londres ou en Suisse. »

Pour Tiziana Antonucci, ces restrictions d’accès à l’avortement sont d’autant plus révoltantes qu’elles « s’articulent à un discours sur la natalité en prétendant pallier l’angoisse démographique du pays. Mais cette équation qui lie avortement et faible natalité est tout simplement fausse ! La France a, à la fois, les plus forts taux d’IVG, de contraception et de fertilité, parce que les femmes travaillent, sont indépendantes et sont aidées par des allocations familiales, des crèches… Les jeunes Italiennes, elles, partent à l’étranger parce que les perspectives de travail qu’on leur offre sont sous-dimensionnées dans un pays qui demeure très sexiste ».

Chiara Saraceno, éminente sociologue de la famille, fait le même constat : « Nos politiciens et politiciennes n’ont pas compris, ou n’ont pas voulu comprendre, qu’il existe un lien positif entre la fertilité et l’égalité entre hommes et femmes. Toutes les comparaisons empiriques avec d’autres pays montrent que le meilleur moyen de soutenir la natalité, c’est de soutenir l’égalité entre les sexes, d’offrir des bons services publics et de permettre aux femmes d’avoir des emplois intéressants et bien rémunérés. »

Je ressens une pression constante pour faire des enfants. J’ai l’impression que tout le monde me dit que la survie de l’Italie en dépend.

Federica Recanati, étudiante

Federica Recanati, étudiante en philologie classique de 26 ans, est venue à la manifestation d’Ancône en voisine, puisqu’elle vit à quelques kilomètres de la capitale des Marches. « Je ressens une pression constante pour faire des enfants. J’ai l’impression que tout le monde me dit que la survie de l’Italie en dépend. Quand je dois acheter ma pilule contraceptive, puisque ce n’est pas gratuit dans les Marches, j’ai l’impression que j’agis mal. C’est pour tout cela que je manifeste aujourd’hui. J’ai vraiment peur que mon droit à l’avortement disparaisse maintenant que l’extrême droite est au pouvoir. »

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Flavia et Veronica lors de la manifestation d’Ancône. Sur la pancarte de gauche : « Quel État, quel Dieu a le pouvoir de décision sur mon corps ? MOI ». Sur la pancarte de droite : « Ton rosaire hors de mes ovaires ». © Photo Joseph Confavreux / Mediapart

Flavia, 30 ans, et Veronica, 33 ans, sont quant à elles venues avec leurs pancartes depuis l’Émilie-Romagne pour participer à la manifestation. Elles racontent également un contexte idéologique qui voudrait limiter leur rôle social de femmes à celui d’être mères.

« J’ai été élevée dans une famille catholique, explique Flavia. Mais mes parents n’étaient pas opposés pour autant à l’avortement même si eux ne l’auraient pas fait. J’ai vraiment l’impression qu’on assiste à un changement d’époque. Aujourd’hui, tout ce que fait Meloni au pouvoir est légal. Ce qui fait qu’on on ne se sent même pas protégés par la loi, dont on mesure aujourd’hui les insuffisances. »

Pour Federica, ce gouffre se mesure au quotidien : « Quand j’explique à ma mère que, si je tombais enceinte, je devrais partir de la région pour avorter, elle hallucine et a du mal à me croire. Quand elle était enceinte pour la troisième fois et qu’elle hésitait à garder l’enfant, son médecin lui a proposé de lui-même une pilule abortive, même si elle a finalement décidé de garder le bébé. C’était il y a vingt ans et cela semble aujourd’hui très loin. »

Pour Marina Toschi, qui a fait partie des gynécologues ayant poussé à l’adoption de la loi 194, le constat est donc amer : « On tombe de haut. Dans les années 1970, l’Italie était un laboratoire de la gauche. Aujourd’hui, c’est celui de l’extrême droite. »

Joseph Confavreux

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