Les droits des femmes en Argentine : réussite et enjeux

Les droits des femmes en Argentine : réussite et enjeux

Les droits des femmes en Argentine : réussite et enjeux

Fanny Derenne | 19 novembre 2012

Début octobre en Argentine, une décision de justice empêche une femme enceinte d’avorter. Celle-ci, forcée à se prostituer, a déclaré avoir été violée (la loi argentine autorise l’avortement dans les cas de viol ou de danger pour la santé de la mère). Deux jours plus tard, la Cour Suprême revient sur ce jugementet autorise finalement l’interruption de cette grossesse. En Argentine, la question des droits des femmes est plus que d’actualité. Pourtant, ce pays est connu pour ses lois progressistes (malgré notamment le poids de l’Eglise catholique) avec entre autres l’adoption du mariage pour tous et la toute nouvelle loi sur l’identité de genre permettant à chacun de choisir son sexe pour l’état civil. L’Argentine s’est soumise à l’Examen Périodique Universel sur l’avancement des droits devant le Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies, le 22 octobre dernier à Genève. L’audition de 2008 avait notamment conduit à des recommandations sur les questions de genre. Où en est réellement l’égalité de genre et la lutte contre les violences faites aux femmes? Les femmes ont-elles été oubliées des avancées pharaoniques observées en seulement une décennie, en termes de droits humains, dans ce pays d’Amérique Latine ?

Entretien avec Gabriela Moffson, Coordinatrice de la région du cône sud de la « Red de Defensorias de mujeres Federacion Iberoamericana de Ombudsman » (réseau des défenseurs des femmes de la Fédération ibéro-américaine de Ombudsman); membre de la « Red de Mujeres de la asociacion de defensores del pueblo – ADPRA » (réseau des femmes de l’association des défenseurs du peuple) et responsable des relations institutionnelles à la Defensoria del Pueblo de la Ciudad Autonoma de Buenos Aires (Défense du Peuple de Buenos Aires).

Comment ont évolué les droits des femmes en Argentine ces dernières années?

Avant tout, il faut remettre la situation des droits humains de manière générale, et la situation des femmes en particulier, en perspective avec le contexte historique particulier de l’Argentine. Jusqu’en 1983, nous vivions sous une dictature atroce. Il y a 10 ans, nous vivions une crise très dure, une situation économique difficile avec des conséquences sociales sans précédents, dans un contexte où presque rien n’avait été fait sur les droits humains depuis le retour de la démocratie.

En dix ans, nous avons énormément progressé et rétabli un pays qui était en faillite. Et cela s’est traduit, malgré les urgences économiques, par des lois qui ont amplifié les droits des groupes vulnérables en général et des femmes en particulier. Beaucoup de lois et de programmes sur le genre ont été mis en place à ce moment là.

Aujourd’hui, nous avons beaucoup de programmes et d’instances chargés des droits des femmes, spécifiquement celles qui accueillent les femmes victimes de violences. C’est la raison pour laquelle, afin d’éviter les superpositions, la Defensoria ne s’occupe pas des cas de violences de genre. Quand arrive une femme victime de violences ou quand nous déduisons, lors d’une autre plainte, qu’une femme est victime de violences conjugales, nous l’orientons et l’accompagnons pour que cette femme puisse porter plainte auprès de l’organisme correspondant, tel que le Bureau des violences conjugales de la Cour Suprême de justice de la Nation, mis en place en 2008 ou la Direction générale des Femmes de la Capitale Fédérale qui dispose d’un numéro qui fonctionne 24/24h les 365 jours de l’année. Il existe également à Buenos Aires le programme national contre les violences de genre, qui propose une prise en charge pluridisciplinaire (avocats, travailleurs sociaux, psychologues…) et une force de police sur le lieu des violences.

Pour autant, malgré les quelques avancées lors des 10 ou 12 dernières années, il reste encore beaucoup à faire pour atteindre l’égalité réelle des chances et de traitement entre les femmes et les hommes, et pour éviter les discriminations dont sont encore victimes les femmes.

Quelle est la situation aujourd’hui? Que reste-t-il à faire?

Il reste beaucoup à faire: par exemple, de nombreuses plaintes de femmes victimes de violences sont classées sans suite et des femmes finissent par être assassinées par leur conjoint ou ex-conjoint, ce à quoi s’ajoute une réponse institutionnelle insuffisante qui se manifeste notamment par l’impunité que présentent les délits de violence contre les femmes.

Pourtant, en 2009, a été votée la loi de « Protection intégral pour prévenir, sanctionner et éradiquer la violences contre les femmes dans les champs où se développent ses relations interpersonnelles ». Cette loi implique un changement de paradigme, par l’incorporation du concept même de protection intégrale, en accord avec la Convention Interaméricaine pour Prévenir, sanctionner et éradiquer la violence contre les femmes. Les violences sont définies dans leurs variantes physiques, psychologiques, sexuelles, symboliques, perpétrées tant au sein de la famille et de la communauté que celles provoquées par l’Etat.

Malheureusement, nous manquons des moyens nécessaires pour faire appliquer cette loi. Et comme vous le savez, une loi seule ne peut suffire, il faut des politiques publiques, des moyens, des réseaux de gestion et d’endiguement. Sans cela les réussites ne peuvent être que limitées. De plus, nous faisons face à une autre difficulté: toutes les femmes ne connaissent pas leurs droits et ne peuvent ainsi les faire valoir ni, en conséquence, accéder à la justice.

C’est pour cela qu’à la Defensoria ainsi qu’à la Red de mujeres, nous nous mobilisons sur la diffusion et la promotion des droits des femmes, pour qu’elles puissent accéder à l’information, connaître leurs droits et les faire valoir. Dans ce sens, nous élaborons des outils permettant de diffuser les informations nécessaires sur les ressources et lieu d’assistance, des outils de sensibilisation sur les lois, des dépliants thématiques, et un site web qui contient la législation organisée par thèmes1.

En Argentine, nous subissons une augmentation préoccupante des faits de violences contre les femmes, dont un grand nombre finit en « féminicide ». Nous souffrons par ailleurs d’un terrible effet de mode affectant les femmes: il y a quelques années, un batteur d’un groupe de musique célèbre a brûlé vive sa compagne et, par malheur, cela est devenu à la mode et imité par d’autres hommes.

Nous avons en outre un problème sérieux lié aux violences: il s’agit de la traite humaine, tant dans le but de l’exploitation du travail que sexuelle. Dans ce dernier cas, la majorité des victimes sont des femmes, des enfants, des adolescentes. Nous subissons une traite internationale et interne (essentiellement au nord et au sud du pays) gérée par des mafias et réseaux de délinquants avec la complicité des forces de sécurité.

En 2008 a été votée la loi 26.364 sur la Traite humaine, qui est en train d’être réformée: en effet, selon cette loi, les victimes de plus de 18 ans doivent démontrer qu’elles n’ont pas donné leur consentement pour être exploitées. Une véritable folie! Peuvent-elles refuser, après avoir été manipulées, d’être séquestrées de force ? Que peuvent-elles faire alors même qu’elles ont été enfermées, droguées, frappées et que leur document d’identité ont été confisqués ? Ces femmes n’ont pas de possibilités de dénoncer ces faits car elles sont séquestrées et celles qui réussissent à s’échapper et fuir sont dans un état de choc et de vulnérabilité extrême. Elles ne sont pas en état de porter plainte car elles sont menacées, elles et leurs familles, parce qu’elles ne disposent pas de réseaux de protection ni de moyens.

Y a-t-il des catégories de femmes plus vulnérables et touchées par les violences?

Les violences contre les femmes touchent les femmes de toutes les classes sociales, de tous les âges et niveaux d’éducation. Mais, évidemment, les plus vulnérables sont les plus pauvres, qui disposent de moins d’éducation, car ce sont celles qui ont moins de ressources pour sortir du cercle vicieux des violences. Elles ne connaissent pas toujours leurs droits, ont moins de réseau de soutien et protection, elles n’ont pas où aller avec leurs enfants, n’ont pas d’argent ni de travail stable. Tout cela les rend extrêmement vulnérables et c’est très difficile qu’elles puissent porter plainte et sortir du milieu familial violent.

Il se passe la même chose avec les femmes des peuples originels: beaucoup d’entre elles ne parlent pas castillan, ce qui les empêchent de connaître leur droits et d’accéder aux programmes et services gouvernementaux. De plus, elles ont un très faible accès aux services de santé et beaucoup donnent naissance à leurs enfants hors des hôpitaux, ce qui met leur vie en danger.

En pleine polémique, qu’en est-il de la question de l’avortement? La Defensoria a-t-elle agi?

En Argentine, le code pénal autorise l’avortement en cas de viols de femmes mentalement retardées ou lorsque la vie de la mère est en danger et qu’il n’y a pas d’autres moyens. Cela ne signifie pas que l’avortement après un viol soit systématiquement autorisé. En effet, l’article 86 du Code Pénal a suscité des controverses d’interprétations qui ont empêché de nombreuses femmes à se faire avorter alors même que les conditions requises mentionnées dans l’article étaient remplies. Cependant, une récente erreur de la Cour Suprême de Justice de la Nation en faveur d’un avortement non punissable en cas de viol a permis d’établir une jurisprudence afin que chaque femme violée puisse avorter.

Dans le cas de la jeune fille qui était internée à l’Hôpital Ramos Mejia, plusieurs droits de la jeune fille ont été bafoués. En premier lieu, la femme avait été victime de traite humaine et la grossesse était le produit d’une situation de vulnérabilité absolue: la femme avait été victime de violences répétées, raison pour laquelle le code pénal considérait cet avortement légal. Quand la juge du dossier a indiqué que l’avortement devait être suspendu, alors qu’il était en train d’être réalisé, elle était en réalité en train d’ignorer la loi.

Mais il y a également eu violation d’un droit ponctuel qui est celui de la confidentialité et sur ce point la Defensoria a agi car cela rentrait dans notre juridiction. Le cas s’est produit dans un contexte de débat sur une loi de protocole en cas d’avortement non punissable, loi qui avait été votée quelques semaines auparavant, dans la législation de la ville. Immédiatement après le vote de cette loi a couru une rumeur selon laquelle le Chef de Gouvernement de la ville poserait son veto sur cette loi. Mauricio Macri, avec l’objectif de démentir cette rumeur, a rendu public la date de l’avortement au sein de cet hôpital, ce qui était suffisant pour les organisations pro-vie pour le dénoncer devant la justice, ce qui a conduit à l’erreur de la juge qui a interrompu l’avortement.

Dans le cadre de la loi intégrale de protection des données personnelles (loi CABA 1985), la Defensoria a manifesté sa préoccupation pour la négligence du Chef de Gouvernement de Buenos Aires qui a donné des informations clairement confidentielles, action qui a de plus entraîné la négation d’autres droits de cette femme, tels que ceux mentionnés ci dessus, et sans parler de l’exposition publique subie par la femme.

La situation en Argentine est-elle comparable aux autres pays d’Amérique latine?

Oui car dans toute la région, il y a une augmentation des violences contre les femmes (augmentation du taux de « féminicide », plus grand nombre de victimes de traite), produit des discriminations dont souffrent les femmes et des relations de pouvoir historiquement inégales, relations qui se construisent socialement, culturellement et qui se reproduisent en permanence.

Cependant, il y a des pays où la situation des femmes est aggravée, par exemple en Colombie où s’ajoutent le conflit armé, les déplacements forcés, les camps de réfugiés. Toute cette situation affecte de manière spécifique les femmes. Les groupes de guerilleros capturent les petites filles, les adolescentes et les femmes pour les transformer en esclaves domestiques et sexuelles. Ils les utilisent également comme butin de guerre. Souvent ce sont les familles qui, désespérées par la faim et la pauvreté, vendent leurs propres filles à la guerilla.

La même chose se passe au Mexique, où les « féminicides » sont liés aux réseaux de narcotrafic ou, en Amérique Centrale, particulièrement au Guatemala et au Salvador où opèrent les « maras », ces groupes violents qui recrutent des jeunes filles et les obligent à se prostituer et à devenir délinquantes.

Malgré les effort, les lois votées, la mise en place de politiques publiques, etc., il sera difficile de changer l’histoire si nous ne parvenons pas, en plus, à changer la culture fondée sur des relations de pouvoir historiquement inégales entre les hommes et les femmes, et si les discriminations contre les femmes ne sont pas éradiquées2.

Un dernier mot sur les Abuelas de la Plaza de Mayo qui n’ont pas obtenu le prix Nobel cette année, alors qu’elles étaient présélectionnées?

Je ne peux que le regretter car c’est une lutte pacifique qui dure depuis des décennies, de femmes très courageuses, parmi lesquelles certaines sont portées disparues. Ces femmes ont eu le courage de se rendre pendant des années sur la Place de Mai, tous les jeudis après midi, à visage découvert et sans défense, s’exposant ainsi aux représailles des militaires. C’est évident que l’amour pour leurs enfants et petits enfants et la recherche de la vérité ont toujours été plus forts et a permis de tenir contre tout cela.

Il faut un très grand courage et cela aurait été magnifique que leur lutte soit récompensée et reconnue. Par chance, en Argentine, nous reconnaissons continuellement leur lutte et la Defensoria del Pueblo appuie leurs initiatives et leur rend hommage chaque fois qu’elle en a l’opportunité.

Dans un contexte fragile marqué par la crise économique encore récente et la recherche de justice suite aux exactions perpétrées pendant la dictature, l’Argentine a su apporter des réponses concrètes aux violences faites aux femmes, se hissant au niveau de l’Espagne avec une loi intégrale sur le sujet, loi à laquelle il manque cependant les moyens d’application et de mise en oeuvre. Cependant, de nombreux enjeux restent, tant sur les droits des femmes que sur les droits humains de manière plus générale. L’Argentine vient d’intégrer le Conseil des Nations Unies pour les Droits de l’Homme, ces derniers constituant pour l’Argentine kirshneriste un axe politique majeur de leadership, tant d’un point de vue régional et national qu’international. Relevons d’ailleurs qu’un certain nombre de pays, tels que la Norvège, l’Uruguay ou la Suisse, ont appelé récemment l’Argentine à rendre l’avortement légal et accessible en toute circonstance. Si l’avancement des droits des femmes est une réalité, le taux de mortalité lié aux avortements clandestins et les questions soulevées sur la libre disposition du corps par les femmes constituent en ce sens un enjeu que devra relever l’Argentine si elle veut conserver son rôle de leader dans le sous-continent et sa place préférentielle de bon élève auprès des Nations Unies en termes de droits de l’homme.

http://reportoutloud.org/fr/les-droits-des-femmes-en-argentine-reussite-et-enjeux/

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