« Emancipation globale : Apport de la pensée féministe »

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« Emancipation globale : Apport de la pensée féministe »

Sur l’apport de la pensée féministe pour le fondement d’un projet d’émancipation globale

Christiane Marty (Comité Scientifique d’ATTAC)

Il s’agit ici de voir comment le mouvement féministe peut s’articuler avec divers mouvements d’émancipation et luttes sociales pour former un projet d’émancipation humaine globale. Ma présentation comporte 3 parties. Un état des lieux rapide, qui témoigne de la singularité de l’oppression patriarcale. Une deuxième partie où, à partir d’un regard sur l’histoire de l’émancipation des femmes, on peut identifier certains paradoxes et obstacles, notamment la difficulté de mener de front la lutte contre la domination capitaliste et patriarcale. La troisième partie concernera le potentiel du discours féministe pour aider à fonder des convergences avec les différentes luttes d’émancipation et à questionner utilement une certaine hiérarchie des valeurs.

● Etat des lieux.

Le mouvement d’émancipation des femmes est un des mouvements qui a connu le plus d’avancées et de résultats au 20ème siècle. Il a modifié la pensée comme les modes de vie d’une majorité de femmes et d’hommes, au moins dans les pays développés. En plus des droits politiques, le droit à la contraception et à l’avortement a été une victoire décisive des luttes des femmes du 20ème siècle. La maîtrise par les femmes de leur fécondité et la dissociation entre sexualité et procréation constituent un fait historique majeur dans l’évolution de l’humanité. Pourtant, il est indéniable aussi que l’émancipation des femmes marque le pas depuis une quinzaine d’années et reste totalement inachevée, même si cela reste moins visible que ses avancées. En France comme dans un certain nombre de pays, l’égalité formelle entre hommes et femmes est aujourd’hui reconnue dans tous les domaines. Mais il y a bien loin entre l’égalité sur le papier et dans la réalité. Les mouvements sociaux et le féminisme n’ont pas réussi à endiguer cette tendance lourde qui fait que partout, les femmes demeurent massivement sujettes à la surexploitation économique, à la pauvreté, la précarité, et à la violence masculine. De fortes inégalités continuent d’exister à tous les niveaux : salaires (inégalités qui ne diminuent plus depuis 20 ans), évolution de carrière, travail à temps partiel féminin, retraites, sectorisation des emplois, représentation dans la sphère politique, et bien sûr le très inégal partage des tâches dans la sphère privée. On assiste à une explosion de la traite des femmes à destination de prostitution, étroitement liée à la mondialisation libérale. La violence contre les femmes a une ampleur qu’on commence seulement à mesurer : en France, une femme meurt tous les 3 jours de violence conjugale. Dans de nombreuses régions du monde, les meurtres d’honneur, très courants, sont une pratique sociale tolérée. Dans le monde, à chaque minute, une femme meurt de l’accouchement pour des raisons où figure en premier lieu l’absence de volonté politique (500 000 morts par an). En Asie, les pratiques d’élimination des bébés filles aboutissent au nombre effarant de 163 millions de femmes manquantes en 2005, selon les Nations Unies. Ces pratiques sont en train de gagner de s’étendre à de nouveaux pays. On les désigne sous le nom de « gynocide » mais rien n’est vraiment fait pour les stopper. Tout ceci pour insister sur ce point : jamais le monde politique ne tolèrerait aujourd’hui un tel niveau de violences structurelles et chroniques s’il concernait un quelconque autre « groupe » (la population des noirs, des juifs, homosexuels,…). La question des violences est un révélateur du fait que l’oppression des femmes n’a pas d’équivalent, la domination patriarcale est à la fois la plus ancienne, la plus universelle et la plus profonde de toutes. Probablement la plus difficile à combattre aussi : elle a une caractéristique qui n’existe dans aucun autre rapport de domination : elle s’exerce à tous les niveaux de la société, mais s’enracine au sein de l’unité la plus petite, c’est-à-dire le ménage, avec l’inégal partage des tâches. Les relations affectives au sein du couple compliquent singulièrement les choses. Rien de semblable avec la situation d’ouvriers unis dans l’atelier qui prennent conscience de l’oppression économique des patrons, collectivement identifiés. Ou avec la situation de peuples colonisés qui ensemble mesurent les mécanismes d’exploitation du colonialisme. Il y a donc encore un énorme chemin à parcourir et il serait illusoire de penser que l’émancipation des femmes est derrière nous. Si dans les pays occidentaux, elle a débouché sur une réussite institutionnelle, elle continue à se heurter à une résistance idéologique profonde, qui ne s’affiche pas en tant que telle (ne pas être partisan des droits des femmes est « politiquement incorrect ») mais dont l’efficacité tient à la force de l’inertie. Du côté des pouvoirs en place, mais aussi de partis politiques de l’opposition, elle se manifeste par une absence de volonté politique de se saisir vraiment de cette question. Du côté du mouvement altermondialiste, ce n’est pas non plus satisfaisant : dans le contexte actuel, on constate un certain essoufflement du projet de lutte globale pour l’émancipation de l’humanité, qui peine à dépasser le stade d’une simple juxtaposition de différentes luttes pour en réussir la coalition. On constate en particulier une difficulté à intégrer pleinement les mouvements et revendications des femmes, ce qui est d’autant plus regrettable qu’ils constituent une force potentielle importante.

● Paradoxes et obstacles

Dans cette 2ème partie, je vais présenter certaines caractéristiques du mouvement d’émancipation des femmes, avec l’idée d’en tirer quelques enseignements pour la situation actuelle.

L’histoire du mouvement d’émancipation des femmes a partie liée avec les grands évènements politiques et mouvements sociaux d’émancipation qui se produisent à partir du 19ème siècle, en France et ailleurs, comme la Révolution française de 1789, celles de 1830 et 1848, l’épisode de la Commune, la Révolution russe, Mai 1968,… Les avancées qui résultent de ces phases génèrent, en retour, des résistances de la société patriarcale qui élève de nouveaux obstacles. Il est intéressant de s’attarder un peu sur ces résistances, qui sont à peu près les mêmes aujourd’hui, de pointer certains paradoxes et d’en chercher les raisons. Par exemple, le paradoxe que représente la période de la Révolution française, où la mise en œuvre de l’idée de citoyenneté se fait en excluant les femmes : alors que les femmes sont actrices de la révolution, se font entendre dans les espaces publics, les quartiers, les lieux de travail, manifestent, font des pétitions, créent des clubs de débat politique, dès 1793, la Révolution les réduit à être des « citoyennes sans citoyenneté » en leur interdisant les clubs. En 1795, interdiction leur est faite de pénétrer dans les tribunes de la Convention, d’assister aux assemblées politiques et même de se rassembler à plus de 5 dans la rue ! Plus tard, même paradoxe : la période 1830-1848 d’apprentissage de la démocratie française se fait en écartant explicitement les femmes. En 1848, le suffrage dit « universel » est en réalité un suffrage uniquement masculin, et il faudra attendre un siècle pour que les femmes obtiennent par leurs luttes le droit de vote. Tout au long du 19ème siècle, on érige des obstacles à la participation politique des femmes : les décrets se succèdent, en 1848, on leur interdit tout débat public. Leurs clubs sont à nouveau fermés. En 1851, il leur est interdit de faire des pétitions. L’action des femmes rencontre de plus en plus d’opposition, peu d’hommes politiques les soutiennent. La presse, y compris républicaine, se déchaîne contre les féministes. L’exclusion des femmes est théorisée par une certaine science. La médecine « naturalise le féminin ». D’importants penseurs développent des thèses sexistes. Proudhon, dont l’influence morale et politique est grande auprès des prolétaires – l’anarcho-syndicalisme a marqué le mouvement ouvrier jusque vers les années 1930-, a fait beaucoup de dégâts avec une pseudo théorie scientifique qui tentait de prouver l’infériorité des femmes et de les cantonner à être des ménagères.

Il faut vraiment réaliser ce que signifie cette résistance des hommes, qui va jusqu’à la publication de décret interdisant un rassemblement de 5 femmes ! Cambacérès, comme beaucoup d’autres, affirme qu’il faut maintenir l’ordre naturel (à savoir la destination des femmes à la sphère privée, gestion du foyer et reproduction, et des hommes à la sphère publique) et « empêcher des débats qui détruiraient les charmes de la vie domestique ». On touche probablement là au fond de l’affaire. L’idée que l’émancipation des femmes puisse nuire, d’une manière ou d’une autre, au « confort des hommes », qu’elle puisse aboutir à affaiblir leur domination dans la sphère politique et économique, constitue une des raisons de cette résistance idéologique et reste encore aujourd’hui un obstacle fort. Il faudrait pouvoir se débarrasser de cette résistance. Il n’est plus admissible de continuer à occulter le fait que les hommes, à des degrés divers, sont les bénéficiaires de la division sexuelle du travail. Le mouvement social, qui a intégré la préoccupation d’une répartition plus juste au niveau du partage capital/travail ainsi qu’au niveau du partage des richesses entre le Nord et le Sud, doit aussi se préoccuper d’une répartition plus juste entre hommes et femmes du travail (non rémunéré comme rémunéré). Les hommes y perdront certainement, mais ils ont aussi à y gagner en remettant en question les rôles sociaux qui les aliènent également. J’y reviendrai ensuite. La contradiction entre, d’une part les idées issues des Lumières qui montrent la supériorité de la raison sur les préjugés, de la conscience en tant que moteur de l’action politique, la force de la pensée critique, et d’autre part les principes de soumission et de domesticité qui sont imposés aux femmes (cf. JJ. Rousseau), cette contradiction est trop forte : c’est à partir de cette époque, en France comme en Amérique – où les femmes ont aussi été exclues de la citoyenneté par la Constitution des Etats-Unis-, que les femmes perçoivent que les grands principes révolutionnaires ne sont pas crédibles sur le plan féministe. Désormais elles s’en méfieront. Malgré cette méfiance, le féminisme aura toujours partie liée avec les idées républicaines, socialistes, puis avec ce qui devient la gauche.

Du côté de la gauche, malgré leurs prétentions émancipatrices, les mouvements socialistes ne remettront pas en cause l’attribution aux femmes de la gestion du foyer, même s’ils en viennent à accepter leur droit à l’emploi. L’exemple de l’Union soviétique est intéressant : si les femmes ont eu rapidement accès à l’éducation, au sport, à tout type d’emploi salarié même dans les secteurs traditionnellement masculins, rapidement aussi, dès la période stalinienne, c’est une conception instrumentale des femmes qui a dominé : à la fois nécessité de disposer de la main d’œuvre féminine, encouragement à avoir de nombreux enfants pour accomplir l’objectif de production du Plan. L’avortement légal est aboli en 1936 et l’homosexualité devient un délit, ce qui est un retour à une normalisation de la famille. Les femmes continuent de supporter la double journée de travail et leur place reste secondaire dans la société.

Le mouvement ouvrier a eu la prétention de s’instaurer front principal de lutte pour l’émancipation de la société tout entière, celle des femmes devant découler de l‘avènement du socialisme. Cette prétention à l’hégémonie a fait de nombreux dégâts. Du côté des débuts du syndicalisme, ce n’était pas mieux : les femmes, dont les salaires sont plus bas, sont vues comme des concurrentes. Au lieu d’une solidarité pour exiger l’égalité des salaires, se développe une hostilité à leur emploi. L’affaire Couriau en est une illustration connue. En 1913, une ouvrière typographe Emma Couriau est embauchée dans une imprimerie de Lyon. Elle est exclue du syndicat ainsi que son mari, coupable de ne pas savoir garder sa femme à la maison. Après une large campagne dans tout le pays, la direction nationale de la CGT finit par désavouer cette affaire. D’autres exemples cités, par Michel Miné, témoignent qu’il y a parfois une alliance objective entre hommes syndicalistes et employeurs : en 1917, une loi introduit l’aménagement de travail qui libère le samedi pour que les ouvrières puissent « se consacrer aux soins du ménage et des enfants », ce qui sera appelé « le samedi du balai » : les employeurs et les maris s’entendent donc pour se partager ainsi la force de travail et le temps de l’ouvrière. Aujourd’hui, les syndicats peinent encore souvent à prendre en compte la question de l’émancipation des femmes, leurs revendications sont vues comme des revendications « spécifiques », ce qui signifie que la norme reste le modèle du salarié homme. L’universel est assimilé au masculin. Obstacle très répandu. Cf. les problèmes posés par la « réforme » des retraites : la retraite des femmes est vue comme une « question spécifique » du problème des retraites.

Dernier élément sur la difficulté d’intégration de la question des femmes par le mouvement ouvrier : il est lié à l’invisibilité de leur contribution économique. La contribution des femmes à la satisfaction des besoins collectifs, qui concerne la reproduction, le travail domestique, l’éducation des enfants et les soins aux personnes dépendantes est ignorée dans les théories économiques classiques, mais aussi dans le marxisme. Ce qui n’a pas aidé pas à articuler les luttes pour l’émancipation des ouvriers et des femmes. Marx formule la théorie de l’exploitation capitaliste sans prendre vraiment en compte le travail gratuit et invisible accompli par les femmes dans la sphère privée. Ce travail est pourtant indispensable au fonctionnement de la société capitaliste qui évacue ainsi les coûts de reproduction et d’entretien de la force de travail, en les faisant supporter par les femmes. Si Marx a bien inclus la quantité de travail dans la « valeur d’usage » d’un bien de même qu’il a inclus la valeur de la nourriture du travailleur, s’il a même établi que la quantité de travail se mesure en temps de travail, il a omis d’intégrer le travail domestique des femmes nécessaire pour l’entretien et le renouvellement de la force de travail des hommes. Si les activités domestiques des femmes ne comptent pas, cela équivaut à ce que les femmes ne comptent pas. L’invisibilité économique du travail gratuit des femmes (domestique, mais aussi agricole, éducatif, etc.) continue aujourd’hui à être un obstacle à une convergence des luttes féministes et anticapitalistes. Cela ne signifie pas qu’il faudrait approuver l’idée d’un salaire maternel, mais simplement qu’il faut reconnaître et rendre visibles ces activités. Il y a aujourd’hui des tentatives de comptabiliser la richesse produite autrement que par le seul PIB, ce qui va dans le bon sens.

● Apport de la pensée féministe à une politique de l’émancipation globale.

Je vais citer trois aspects. Le premier concerne ce qui peut aider à fonder une convergence avec les autres luttes. L’histoire jusqu’à récemment témoigne que les mouvements d’émancipation des femmes participent largement aux mouvements anticapitaliste, écologique, anti-raciste, pacifique, laïque, mouvement pour les droits des homosexuels, etc. et intègrent leurs thèses. La plupart des femmes ne séparent pas la lutte pour leur émancipation de l’ensemble des luttes de libération. Il y a là un enjeu politique. Il existe une caractéristique des mouvements féministes, au cours de l’histoire et encore aujourd’hui, c’est qu’ils enracinent leur analyse à partir du vécu quotidien des femmes, des difficultés qu’elles rencontrent à accomplir les tâches qui leur sont attribuées par la société. Ils ont donc été amenés à questionner l’ensemble des rapports sociaux et des rapports de domination qui pèsent sur les femmes, la manière dont ils s’articulent et interagissent, et à les intégrer dans leurs luttes. Or la grande majorité des femmes dans le monde cumulent de multiples rapports de domination : patriarcale, capitaliste, rapports de domination issus de la domination coloniale.

Les mouvements de femmes rassemblent souvent les préoccupations sociale et écologique – surtout dans les pays du Sud – préoccupations qui concernent d’une part la fourniture des besoins sociaux fondamentaux (alimentation, santé, éducation des enfants, soins font partie des tâches socialement attribuées aux femmes) et d’autre part le souci de la préservation de l’environnement. Les scientifiques ont découvert que dès l’âge de pierre, les rôles attribués aux femmes dans les sociétés de chasse et de cueillette s’appuyaient explicitement sur la biodiversité : connaissance de la faune, des plantes, apprentissage de leurs usages possibles. Aujourd’hui, les femmes de nombreux pays continuent de collecter le bois, l’eau et les produits naturels à usage de nourriture, médicaments, artisanat ou entretien du foyer. À cause de la raréfaction ou de la dégradation de ces ressources, elles sont amenées à passer de plus en plus de temps à ces activités, au détriment d’autres activités qui seraient rémunératrices. De par ces responsabilités, elles ont plus que les hommes conscience que la survie de leur famille dépend de la préservation et du renouvellement des ressources naturelles. Elles sont également les premières menacées par la privatisation du vivant, au sens où elles sont traditionnellement les dépositaires principales des connaissances sur les semences et les plantes médicinales. Elles sont les premières spoliées par le brevetage et l’accaparation de ces connaissances par les firmes pharmaceutiques, comme l’a bien montré Vandana Shiva. Les femmes du Sud ont joué un rôle pionnier et prédominant dans l’alerte et les luttes contre les dégâts liés à la dégradation de la planète.

Je voudrais évoquer rapidement les liens du féminisme avec les luttes des minorités sexuelles : c’est dans la vague des années 1970 que le féminisme a largement porté sur la scène publique le questionnement sur la norme dominante de l’hétérosexualité, et s’est s’engagé dans les luttes pour les droits de ces minorités. On connaît aussi l’implication des femmes dans les mouvements pour la paix, non pas qu’elles soient « par nature » plus pacifiques que les hommes, mais du fait des rôles sociaux qui leur sont attribués, elles ont une conscience forte du gâchis des guerres identifiées à la manifestation de la virilité. Tous ces chevauchements entre féminisme et écologie, mouvements pacifistes, antiracistes, pour les droits des minorités, des migrants, etc. offrent des possibilités pour relier et agréger différents fronts de lutte.

Un second apport possible pour le mouvement alter mondialiste vient d’une certaine culture du mouvement féministe à partir des années 70 (sans vouloir généraliser) et des nouvelles pratiques politiques qu’il a expérimentées et qui relèvent de la ” politique sans parti “. De nombreux courants refusent tout dirigisme. Ces femmes se sont questionnées sur le pouvoir et les valeurs qui le sous-tendent. Se méfiant des structures, elles se sont longtemps désintéressées des questions d’accession au pouvoir, au moins en Europe. Elles ont acté que la démocratie dite représentative, qui n’était déjà pas capable de représenter correctement la moitié masculine d’un pays, pouvait encore moins représenter sa moitié féminine subordonnée. Les féministes n’ont pas fait de leur mouvement une structure fermée. Elles ont opté pour une multitude de petits groupes et de cellules qui se sont constitués indépendamment de toute forme d’organisation hiérarchisée. Plutôt que le « pouvoir sur », elles ont privilégié « le pouvoir de ». Pouvoir d’être actrices de leur propre vie. L’objectif n’est pas de prendre le pouvoir mais de le diluer en le partageant. Elles ont développé ce qui est appelé l’empowerment, l’enracinement dans la vie quotidienne de la réflexion sur le social. Il est possible de s’inspirer de ces formes d’organisation pour améliorer la démocratie dans le mouvement social.

– Le dernier point concerne la question des valeurs, au sens réellement de questionner la hiérarchie dominante des valeurs. Nous disons à Attac qu’il faut remettre en cause la domination du marché basé sur la concurrence et la compétition et promouvoir à la place les valeurs de solidarité et de coopération. Le fonctionnement du capitalisme repose en effet sur des comportements individuels de recherche de pouvoir et d’accumulation, de prédation de la nature. Comment ne pas voir que ces comportements ont un lien étroit avec la définition sociale de la virilité qui valorise l’affirmation de soi par la domination, la puissance, l’argent. La virilité doit toujours s’exprimer dans le contrôle et l’autorité. La prise de risque, l’agressivité, l’esprit de compétition sont considérés comme intrinsèquement masculins – ce qui est un stéréotype – et ce sont précisément ces mêmes attributs qui sont valorisés pour la conquête de parts de marché, ce sont eux qui représentent l’idéal en matière de stratégie d’entreprise. Bien d’autres exemples pourraient être pris. Défaire la logique du capitalisme, contester le système d’accumulation sans fin suppose remettre en cause cette construction sociale de la virilité, qui installe la domination des hommes, même si elle les enferme simultanément dans une norme aliénante. Cette norme de la virilité façonne ceux qui prétendent au pouvoir économique et politique, de même qu’elle conditionne le chemin pour accéder aux plus hauts postes (le fait que des femmes y accèdent parfois, en adoptant plus ou moins les mêmes comportements, signifie simplement que ces comportements dits masculins n’ont rien d’inné). Les bataillons du capitalisme sont formatés par le moule de la virilité, et ce sont eux qui permettent au système de se pérenniser. Il serait donc temps que les hommes, en tout cas déjà les hommes « de gauche », puissent à leur tour remettre en cause ces normes qui les aliènent, même si au final, ils y perdent bien moins que les femmes.

En conclusion

J’ai essayé de montrer que la domination patriarcale est singulière et que l’émancipation des femmes continue de se heurter à de nombreux obstacles : le fait que cette domination soit ancrée au sein du couple, ce que j’ai appelé le « confort domestique » des hommes, l’invisibilité du travail des femmes, et la conviction assez largement partagée que le front structurant des luttes alter mondialistes se situe au niveau des rapports capital/travail. Or l’enjeu actuel est de réussir à faire émerger une coalition des divers mouvements sociaux ou d’émancipation (anticapitalistes, antiracistes, féministes, écologistes, etc.) avec le souci de remonter à la racine des choses et de faire le lien entre les actions à court terme et les objectifs à long terme. Cette coalition doit être sans hiérarchie. Et elle ne peut se faire que sur des engagements politiques et non sur des solidarités identitaires. Dans ce cadre, la pensée féministe peut apporter un ancrage théorique et pratique pour aider à fonder un projet cohérent dans une perspective d’émancipation globale.

Références bibliographiques

Histoire des femmes en France, XIX-XXème siècle. Michelle Zancarini-Fournel, 2005.

Le féminisme, Andrée Michel, PUF 1979.

Women and the environment, Rapport UNEP (Programme des Nations Unies pour l’environnement) téléchargeable sur : http://www.unep.org/Documents.Multilingual/Default.asp ?DocumentID=468&ArticleID=4488&l=en

(Article publié au Bulletin n° 330-Janvier 2012)

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