D’une violence à l’autre

D’une violence à l’autre

Entretien avec Natacha Chetcuti, sociologue et docteure en anthropologie sociale, chercheuse en contrat post-doctoral à l’INSERM dans l’équipe Genre, santé sexuelle et reproductive. Elle a notamment publié Se dire lesbienne : vie de couple, sexualité, représentation de soi (Paris, Payot, 2010) et, en collaboration avec Maryse Jaspard, Violences envers les femmes : « Trois pas en avant, deux pas en arrière ! » (Paris, L’Harmattan, 2007) ainsi que, avec Claire Michard, Lesbianisme et féminisme. Histoires politiques (Paris, 2003, L’Harmattan)

L’entretien a été réalisé entre le 4 juin et le 10 juillet par Salima Amari [1], Aminata M Baye [2], Sylvie Duverger [3] et Caterina Rea [4]. Coordonné par S. Duverger, il s’insère dans le cadre d’un entretien explorant l’ensemble du travail de Natacha Chetcuti, dont d’autres extraits paraîtront dans les semaines et les mois à venir.

« Le lieu du crime à l’égard des femmes, c’est souvent la sexualité… »

Notre objectif est ici, dans le cadre de cet entretien avec Natacha Chetcuti, qui a précisément travaillé sur les violences envers les femmes, de permettre à un large public de disposer d’un aperçu sur les études et la réflexion théorique dont ces violences ont fait l’objet en France ces dernières années.

En nous éloignant du tourbillon médiatique, et en suivant ce détour – celui de la recherche -, nous ne pourrons que mieux comprendre les enjeux des dits et des écrits suscités par « l’affaire DSK ». Ce ne sont pas les faits – sur lesquels ni nous ni Natacha Chetcuti ne sommes plus éclairées que les autres lectrices de la presse – qui nous intéressent, mais les discours et les articles qui se sont succédé depuis un mois et demi au sujet du viol, des agressions et du harcèlement sexuels. La sexualité est-elle préservée, en quelque sorte magiquement, des rapports sociaux de sexe, des rapports de pouvoir qui produisent et maintiennent la domination masculine, ou est-elle l’un des lieux privilégiés de l’exercice de cette domination? Telle est l’une des questions auxquelles cet entretien apporte des réponses fondées, entre autres, sur les résultats de l’Enveff (Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France) [5 et 6].

En 2007, vous avez codirigé avec Maryse Jaspard l’ouvrage Violences envers les femmes, trois pas en avant deux pas en arrière [7], qui visait à poursuivre et à compléter le rapport de l’Enveff. À l’heure où nous vous interrogeons, dans le contexte du traitement médiatique de l’affaire DSK [8], nombreuses sont les femmes qui prennent publiquement la parole pour témoigner non seulement de la pénibilité du sexisme quotidien, mais aussi des ravages de ce que d’aucun-e-s persistent à euphémiser et à qualifier de séduction « lourde » ou « insistante », et qui relève d’un harcèlement sexuel plus ou moins prononcé et délétère dès lors que l’on consent à considérer les faits et leurs conséquences socio-professionnelles ainsi que psychologiques [9].

Les féministes de la deuxième vague, celles du MLF (Mouvement de Libération des Femmes), étaient parvenues à faire sortir de l’invisibilité le problème des violences spécifiques faites aux femmes. Suzy Rojtman et Maya Surduts, fondatrices du collectif féministe contre le viol et porte-parole du Collectif national pour les droits des femmes (CNDF) l’ont rappelé récemment dans Le Monde [10]. Comment s’explique que quarante années de luttes contre les violences envers les femmes ne soient pas parvenues à y mettre un terme? Quelle place les violences sexuelles tiennent-elles au sein des violences auxquelles les femmes ont à faire face au cours de leur existence ?

Natacha Chetcuti. Je vais d’abord dire un mot du contexte de cet ouvrage que j’ai co-dirigé avec Maryse Jaspard, elle-même responsable de l’Enveff. Les résultats de l’enquête paraissent en 2003, au moment de l’affaire Marie Trintignant [11], qui a été médiatisée parce que c’était Marie Trintignant (actrice connue) et le chanteur de Noir désir (lui-même chanteur célèbre). Beaucoup d’articles de presse ont fait référence à la tragédie grecque, et ont vidé l’histoire du contenu des violences faites aux femmes. Je me souviens en particulier d’un article paru dans Le Monde, «Bertrand Cantat, le rock entre Eros et Thanatos» [12] – nous retrouvons ce type de discours, d’ailleurs, dans le traitement de l’affaire DSK. Ces articles parus au moment de la mort de Marie Trintignant visaient à inscrire les violences meurtrières commises par un homme à l’encontre d’une femme dans l’idéologie de l’amour romantique, qui constitue l’un des modes d’appropriation du corps des femmes. Dans cette littérature, parue notamment dans Le Monde et Libération, il n’était pas question des violences faites aux femmes, toutes classes sociales confondues, et au lieu d’en parler, on renvoyait au registre de la passion amoureuse. La victime était là encore quasi l’homme qui, pris par son propre désir et quelque chose de non-contrôlé découlant de son « sentiment d’amour », ne commettait pas un crime : il tuait non pas tant une femme, que son propre désir…

C’était fusionnel, disait-on…

C’était fusionnel, mais du côté de l’homme ce qui lui donnait une image positive. Contrairement à l’homme détaché du registre amoureux, il était lui, le chanteur de rock, insoumis, anarchiste, le rebelle au grand cœur [13], comme dans les années 30, dans les chansons de Piaf, le boxeur au grand cœur.

C’est dans ce contexte que sortent les résultats de l’Enveff. A l’époque, l’enquête est très critiquée parce qu’elle développe une approche quantitative du continuum des violences qui s’inscrit dans une perspective matérialiste de l’analyse du rapport de domination, des rapports sociaux de sexe. Ce qui signifie, en ce qui concerne l’analyse des violences faites aux femmes, que les responsables de l’enquête n’ont pas hiérarchisé les types de violences. L’ensemble des violences, psychiques, physiques, sexuelles, etc. a été interrogé. Cette enquête révèle que toutes les femmes sont concernées par les violences et que, contrairement à ce qu’on laisse imaginer, ce n’est pas dans l’espace public mais dans l’espace domestique que la plupart des violences contre les femmes sont commises, et par des hommes qui sont proches de la victime. Ce point est important à préciser car laisser croire aux femmes qu’elles sont plus en danger dans l’espace public est un des modes de socialisation du contrôle de leur corps. Il en découle un éloignement des femmes de l’espace public et donc leur maintien dans l’espace privé.

Au début des années 2000, ce que l’enquête révèle est inaudible dans une partie du discours intellectuel et médiatique français. Cette enquête a permis de montrer que ce phénomène social des violences faites aux femmes touche près d’une femme sur dix. La presse à l’époque ne fait pas le lien entre un phénomène aux aspects multiformes (c’est-à-dire les violences faites aux femmes) et l’affaire Trintignant. Á partir de là commence à émerger un discours, qui s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui et qui racialise la question des violences. Se développe un discours, en France, qui lie la question des violences préférentiellement aux hommes issus des pays ex-colonisés, c’est-à-dire à ceux du Maghreb et plus tard à ceux d’Afrique noire.

Les hommes issus du Maghreb et des ex-pays colonisés deviennent la cible d’un discours qui se tient au nom des féministes [14]. Alors que l’enquête montrait, précisément, qu’il n’y avait pas de liens de causalité entre classe sociale, modèle culturel et violences masculines.

En revanche, elle mettait en évidence l’impact de la religion à cet égard, quelle que soit la religion. Je le vois à nouveau dans les enquêtes que je fais actuellement, et qui me conduisent à travailler sur laïcité et féminisme : plus le modèle religieux est fort et plus les contraintes qui pèsent sur les femmes s’accroissent.

Par ailleurs – je reviens à ce que j’évoquais précédemment – on en reste encore aujourd’hui dans le discours doxique (celui du sens commun) au modèle de l’amour romantique au profit de l’homme auteur de crime. Il s’agissait aussi pour Maryse Jaspard et moi-même de sortir de ce début de psychologisation du social qui laissait à penser que seuls certains hommes étaient violents à l’égard des femmes. Le propos était très classiste aussi, il relevait d’un rapport de domination de la classe politique et intellectuelle sur les classes populaires : quand ce n’était pas la représentation de l’immigré qui était convoquée, c’était la figure de « l’homme » des classes populaires, alcoolique et/ou ancien détenu qui l’était, le seul « Français de souche » supposé être violent, et supposé l’être nécessairement.

L’on retrouve, mutatis mutandis, ce travestissement, ce masquage littéraire de la violence genrée dans l’affaire DSK. Christine Angot, par exemple, a été jusqu’à écrire dans Libération que «personne n’imagine qu’il a eu envie d’elle [la femme de chambre noire] parce qu’il se savait comme elle, pour qu’elle le sauve de tout ce mensonge autour de lui» [15]. Autrement dit, c’est parce qu’il se serait identifié à cette jeune femme de chambre noire qu’il se serait jeté sur elle…

Oui, au sujet du traitement médiatique de l’affaire DSK aussi il y a eu une traduction psychanalytique qui fait vraiment problème… Le fait est que dans l’affaire Cantat-Trintignant, c’est l’homme qui est, nous dit-on, pris au piège de ses pulsions. Donc on a bien d’un côté, le retour à la nature, qui s’exprime dans le lieu commun selon lequel le désir sexuel des hommes n’est pas contrôlable; et beaucoup de femmes le croient, je l’ai constaté dans différentes enquêtes [16]. Il y a une asymétrie dans la perception de la sexualité entre hommes et femmes, qui réside dans cette croyance en un incontrôlé du désir sexuel des hommes [17]. Mais là, en réalité, on ne parle plus de sexualité, on parle de crime : la sexualité suppose des sujets qui consentent ensemble à vivre un moment qui met en jeu leurs corps.

Si on opère cette distinction entre crime sexuel et sexualité, n’y a-t-il pas un risque pour que l’on en vienne à soutenir, comme le font Marcella Iacub et Patrice Maniglier [18], qu’il n’y a pas de spécificité des délits et des crimes sexuels ?

Je ne suis pas du tout d’accord avec un modèle libéral féministe qui soutiendrait l’idée d’une non-spécificité des délits et crimes sexuels. On devrait plutôt se demander : quel est le lieu du crime ? Le lieu du crime à l’égard des femmes, c’est souvent la sexualité [19]. Les hommes ne subissent pas dans la même configuration sociale des violences dans la sexualité. Ils en subissent, par exemple, dans les prisons, où il y a des cas de viol, ou lorsqu’ils sont victimes d’inceste ou de pédophilie [20]. Subissent ces violences ceux qui dérogent à la règle de la virilité et qui sont associés à la catégorie des femmes. La violence consiste alors en une pénétration anale non consentie qui fonctionne comme un signe de soumission et d’asservissement : ils sont violentés en tant qu’assignés à la catégorie femmes, non pas en tant qu’hommes.

Je reviens à l’enquête sur les violences envers les femmes, elle a été très critiquée, par Elisabeth Badinter [21] et Marcela Iacub notamment. Dans Fausse route [22], E. Badinter fait valoir que l’enquête victimise les femmes, et elle critique également sa méthodologie. Je ne faisais pas partie de l’équipe qui avait mené cette enquête, mais j’avais rencontré Maryse Jaspard quelques années auparavant. L’objectif du livre qu’elle m’a proposé de diriger avec elle était, d’une part, de répondre clairement, avec un positionnement féministe, sur la question des violences faites aux femmes, et aux critiques méthodologiques, et d’autre part, de mener une réflexion, au-delà des chiffres, à partir des données de l’enquête.

J’ai écrit un article en collaboration avec Maria Teresa Amaral [23] dans lequel nous avons repris les textes de Nicole-Claude Mathieu [24] et analysé la presse. En écrivant l’article, j’ai découvert de quelle façon l’on distingue les crimes envers les femmes. Un meurtre est partout reconnu comme un crime, c’est un crime universel. Par contre le viol n’est reconnu comme un crime qu’en temps de guerre, parce que le viol en temps de guerre s’inscrit dans le cadre d’un rapt d’une classe de femmes, qui sont les femmes de l’ennemi. Il ne s’agit pas des femmes en tant que femmes, mais des femmes de l’ennemi et, dans ce contexte, c’est criminalisable…

En somme c’est un crime à l’égard des hommes ennemis auxquels elles appartiennent…

C’est ça, absolument !

12.08.2011

http://feministesentousgenres.blogs.nouvelobs.com/archive/2011/07/14/d-une-violence-a-l-autre-1.html

(publié dans le Bulletin du Réseau Féministe « Ruptures » n° 329-Décembre 2011)

Notes

[1] Doctorante en sociologie au Centre d’Etudes Féminines et Etudes de Genre à Paris 8 (CRESPPA-GTM).

[2] Doctorante à la Bayreuth International Graduate school of African Studies (BIGSAS), en Allemagne.

[3] Chercheuse indépendante, bientôt doctorante au département de science politique de Paris 8, thèse sous la direction d’Elsa Dorlin.

[4] Postdoctorante (philosophie et psychanalyse), membre associée du laboratoire Psychanalyse et Médecine (CRPM) EA 3522, Paris 7.

[5] Les violences envers les femmes en France, Une enquête nationale, Paris, La Documentation française, 2003 ; un certain nombre d’éléments et de résultats de cette enquête sont disponibles sur ces sites : http://www.eurowrc.org/01.eurowrc/06.eurowrc_fr/france/13… et http://www.violences.fr/Documentation/EnquetteENVEFF/tabi…

[6] Introduction rédigée par S. Duverger.

[7] Paris, L’Harmattan, coll. Bibliothèque du féminisme, 2007.

[8] Sur le traitement médiatique de cette affaire, l’on consultera avec fruit le site Arrêt sur images, qui recense la plupart des articles ayant paru à son sujet en France ; voir, en particulier, Sébastien Rochat, « DSK, le bêtisier », Le 25 mai 2011, http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=4051

[9] Voir notamment Gilles Klein, « Agressions sexuelles par élus : l’après-DSK a commencé », Arrêt sur image, observatoire, le 26 mai 2011, http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=4055 ; Service politique, « Être une femme politique, c’est pas si facile », Libération, le 31 mai 2011 ; dans le cadre de ce dossier neuf femmes politiques ont témoigné du sexisme de la classe politique ; Entretien de Joseph Confavreux avec Marie-France Hirigoyen: «Il y aura un avant et un après DSK», Mediapart, 1er juin 2011; Sonya Faure, « Harcèlement sexuel : le douloureux réveil », Libération, 11 juin 2011 ; voir également les témoignages confiés au site LE. DIRE. : http://www.ledire.org/

[10] Suzy Rojtman, Maya Surduts, fondatrices du collectif féministe contre le viol et porte parole du collectif national pour les droits des femmes, « Dans quel monde vivons nous ? », Le Monde, 26 mai 2011. Voir aussi : http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=4051

[11] A Vilnius, le 26 juillet 2003, Marie Trintignant est frappée et laissée inanimée toute une nuit durant par B. Cantat. Dans un coma profond, elle meurt quelques jours plus tard.

[12] Stéphane Davet, « Bertrand Cantat, le rock entre Eros et Thanatos », Le Monde du 24 août 2003.

[13] C’est cette image d’homme au grand cœur que donne en particulier l’article de S. Davet.

[14] Voir : « Pas en notre nom ! », Elsa Dorlin, « Contre la récupération raciste du féminisme par la droite française », http://www.lautrecampagne.org/article.php?id=132

[15] C. Angot, « Le problème de DSK avec nous », Libération, 24 mai 2011.

[16] Voir N. Chetcuti, Se dire lesbienne, op. cit., par exemple p. 129-130.

[17] Voir Michèle Ferrand, Nathalie Bajos, Armelle Andro, « Accords et désaccords autour du désir » et « La sexualité à l’épreuve de l’égalité » in N. Bajos et Michel Bozon (sous la direction de) Enquête sur la sexualité en France, Paris, éditions La Découverte, 2008, p. 359 sq, p. 545 sq ; Michèle, Ferrand. Féminin, Masculin. La découverte. 2004. p. 96.

[18] M. Iacub, Le crime était presque sexuel, Epel, 2002, réédition Champs Flammarion ; M. Iacub, P. Maniglier, Antimanuel d’éducation sexuelle, Bréal, 2005 ; P. Maniglier, «Se défausser de l’inégalité hommes-femmes», entretien avec Sonya Faure, Libération, 3 octobre 2005.

[19] Voir N. Chetcuti, Se dire lesbienne, op. cit., p. 207 sq.

[20] Voir Michel Dorais, Ca arrive aussi aux garçons, L’abus sexuel au masculin, Montréal, VLB Editeur, 1997.

[21] Aussi par M. Iacub et Hervé le Bras, dans Les Temps modernes, février-mars-avril 2003 ; Voir E. Fassin, « Une enquête qui dérange » in Violences envers les femmes, op. cit., p. 287-297 et « Violences sexuées, violences sexuelles » in Clarisse Fabre, E. Fassin, Liberté, égalité, sexualités, Belfond, 2003, réédité et actualisé en 10/18, p. 137 sq.

[22] Fausse route, Odile Jacob, 2003 ; voir également le dialogue entre E. Badinter et M. Iacub publié dans Le Nouvel Observateur du 8-14 mai 2003.

[23] « Violences physiques, sexuelles faites aux femmes et crimes contre l’humanité », pp. 153-168, in Violences envers les femmes, op. cit.

[24] N.-C. Mathieu, « Quand céder n’est pas consentir » (1985), repris dans N.-C. Mathieu L’anatomie politique : catégorisation et idéologies du sexe, Paris, Côté-femmes, 1991 ; id., « Banalité du mal et ‘consentement’ : des non-droits humains des femmes » in M.-C. Caloz-Tschopp (sous la direction de), Hannah Arendt et la banalité du mal comme mal politique, Paris, L’Harmattan, 1998.

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