Lettre collective d’associations au Secrétaire Général d’Amnesty International signée par le Réseau Féministe « Ruptures ».

Lettre collective d’associations au Secrétaire Général d’Amnesty International signée par le Réseau Féministe « Ruptures ».

Lettre collective d’associations au Secrétaire Général d’Amnesty International signée par le Réseau Féministe « Ruptures ».

Paris, le 17 juillet 2015

Salil Shetty

Secrétaire général d’Amnesty International

Steven W. Hawkins
Directeur exécutif d’Amnesty International USA

Conseil d’administration d’Amnesty International

MM. Shetty, Hawkins et membres du Conseil d’administration d’Amnesty International,

Nous vous écrivons au sujet du «Projet de politique sur le travail du sexe» d’Amnesty International qui doit être soumis pour examen à la réunion de son Conseil international à Dublin, du 7 au 11 août 2015, et qui préconise une décriminalisation complète de l’industrie du sexe. (1)

Les signataires ci-dessous représentent une vaste gamme d’organisations défenderesses nationales et internationales des droits de la personne, d’organisations féministes, d’organisations confessionnelles et laïques et de personnes concernées, qui sont profondément troublées par la proposition d’Amnesty d’adopter une politique qui appelle à la décriminalisation des proxénètes, des propriétaires de maisons closes et des acheteurs de sexe – les piliers d’une industrie mondiale du sexe évaluée à 99 milliards $.(2) Plus important encore, les signataires comprennent de courageuses survivantes du commerce du sexe dont l’expérience fait autorité et nous informe des méfaits incontournables que leur a infligés le commerce du sexe en nous guidant dans la recherche de solutions significatives pour mettre fin à ces violations des droits humains.

Amnesty International a été la première et la principale organisation à porter le concept de droits humains à l’attention de la communauté mondiale. Bien qu’Amnesty ait tardé à comprendre que les droits des femmes sont des droits humains et à intégrer ce concept à sa mission, AI a néanmoins été considéré comme un phare dans la mobilisation du public pour assurer la mise en œuvre par les États des principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Votre «Projet de politique sur le travail du sexe»(3) dénature cette renommée historique.

Nous croyons fermement – et convenons avec Amnesty – que les personnes achetées et vendues dans le commerce du sexe, qui sont principalement des femmes, ne doivent être pénalisées dans aucun territoire et que leurs droits humains doivent être respectés et protégés dans toute la mesure du possible. Nous convenons également que, à l’exception de quelques pays, les gouvernements et les forces de l’ordre violent gravement les droits humains des personnes prostituées. Cependant, ce que votre «Projet de politique sur le travail du sexe» propose, incompréhensiblement, est une décriminalisation tous azimuts de l’industrie du sexe, qui légalise de facto le proxénétisme, la possession de bordels et l’achat de sexe.

De plus en plus d’éléments probants attestent les effets catastrophiques de la décriminalisation de l’industrie du sexe. Le gouvernement allemand, par exemple, qui a déréglementé l’industrie de la prostitution en 2002, a constaté que l’industrie du sexe n’a pas été rendue plus sécuritaire pour les femmes après la promulgation de sa loi. (4) Au lieu de cela, la croissance explosive des bordels légaux en Allemagne a déclenché une augmentation de la traite à des fins sexuelles. (5)

La décriminalisation de l’industrie du sexe fait des propriétaires de bordels des «hommes d’affaires» qui facilitent en toute impunité la traite de femmes très jeunes, issues principalement des pays les plus pauvres de l’Europe de l’Est et de l’hémisphère Sud, pour répondre à la demande accrue de prostitution. Par exemple, la loi allemande de déréglementation adoptée en 2002 a engendré la création de chaînes nationales de bordels qui offrent aux hommes des «promos du vendredi soir» (6); ils sont autorisés à acheter des femmes pour des actes sexuels qui comprennent des actes de torture. (7) Cela a incité des grands médias à qualifier l’Allemagne de «Bordel de l’Europe». (8) L’année dernière, des traumatologues allemands de premier plan ont réclamé par pétition de leur gouvernement qu’il abroge la loi de 2002, en soulignant l’étendue des dommages psychologiques qu’infligent aux femmes l’invasion et la violence sexuelle non désirée et répétitive, qui sont parmi les caractéristiques de la prostitution. La réduction des méfaits ne suffit pas, expliquent ces spécialistes; les gouvernements et la société civile doivent investir dans leur élimination. (9)

En outre, des rapports indiquent que les Pays-Bas connaissent aussi une augmentation exponentielle de la traite à des fins sexuelles, qui est directement liée à la dépénalisation de l’industrie du sexe par ce gouvernement en 2000. (10) Le gouvernement néerlandais confirme ces liens. (11) Jusqu’à 90% (12) des femmes des bordels d’Amsterdam arrivent d’Europe de l’Est, d’Afrique et d’Asie, pour desservir des hommes qui sont très majoritairement de race blanche. Sans une industrie du sexe hyperactive, cette traite n’existerait pas.

Amnesty semble surtout calquer son opinion de l’industrie du sexe sur la perspective du secteur VIH / SIDA, dont l’organisme ONUSIDA. (13) Aussi valable que soit leur travail à l’échelle mondiale, il est évident que ces groupes ont très peu de compréhension, s’il en est, de la violence à l’égard des femmes et de l’intersectionnalité des enjeux de la race, du sexe et de l’inégalité.

La défense de la santé et des droits des femmes est nettement plus complexe que le seul but de protéger les individus contre le VIH / SIDA, si crucial soit-il. Les principaux objectifs d’ONUSIDA et d’autres organismes qui appuient les politiques limitées de réduction des risques dans l’industrie du sexe semblent beaucoup plus privilégier la santé des acheteurs de sexe que la vie des femmes prostituées et victimes de la traite. D’autre part, plusieurs professionnel.le.s de la santé médicaux, dont des gynécologues et des prestataires de soins de santé mentale, confirment que, indépendamment de la façon dont une femme se retrouve dans le commerce du sexe, elle y trouve des agressions, des violences sexuelles et des blessures omniprésentes, infligées par leurs proxénètes et leurs «clients», qui conduisent à des préjudices physiques et psychologiques durables et, trop souvent, à leur décès. (14)

En outre, les lois et ententes internationales (15) reconnaissent les abus de pouvoir exercés sur des populations extrêmement vulnérables – les pauvres, les Incestué.e.s, les transgenres et les sans-abri – comme un facteur contribuant à leur exploitation.

Les femmes de couleur dépossédées de leurs droits – dont les femmes indigènes, autochtones, des Premières nations, afro-américaines et les femmes de «castes répertoriées», sont massivement surreprésentées parmi les prostituées et les victimes de la traite. (16) Nous luttons quotidiennement contre l’accès des hommes aux corps des femmes par le pouvoir et le contrôle, des mutilations génitales féminines aux mariages imposés; de la violence conjugale aux dénis de droits reproductifs. L’échange d’argent pour cet accès ne supprime pas la violence que vivent les femmes dans le commerce du sexe. Il est inconcevable qu’une organisation de défense des droits de la stature d’Amnesty n’arrive pas à reconnaître la prostitution comme une cause et une conséquence de l’inégalité des sexes.

Une façon prioritaire de protéger les droits humains des personnes vivant une exploitation sexuelle commerciale est de leur fournir des stratégies et des services complets de sortie, si elles souhaitent quitter le commerce du sexe, et de faire rendre des comptes à leurs exploiteurs. Un certain nombre de gouvernements ont déjà adopté une législation qui reflète cette dynamique de genre et de droits des personnes. (17) Dans une résolution de 2014, le Parlement européen a également reconnu la prostitution comme une forme de violence à l’égard des femmes et un affront à la dignité humaine, en exhortant ses membres à adopter des lois qui dépénalisent uniquement les personnes qui vendent du sexe et de pénaliser uniquement celles qui en achètent. (18)

Par conséquent, si Amnesty devait voter un appui à la décriminalisation du proxénétisme, de la possession de bordel et de l’achat de sexe, elle appuierait de facto un système d’apartheid sexuel, dans lequel une catégorie de femmes peut obtenir une protection contre les violences sexuelles et le harcèlement sexuel, et disposer d’occasions économiques et éducatives. Mais pendant ce temps, une autre catégorie de femmes, dont les vies sont façonnées par l’absence de choix, sont plutôt mises à part pour la consommation par les hommes et pour le bénéfice de leurs proxénètes, des trafiquants et des propriétaires de bordels. Ni la Déclaration universelle des droits de l’homme, ni le droit international ne font exception pour quiconque du droit de jouir d’une vie digne et exempte de violence.

Peter Benenson, fondateur d’Amnesty, a déjà dit: «La bougie ne brûle pas pour nous, mais pour tous ceux que nous n’avons pas réussi à sauver de la prison, ceux qui ont été abattus, torturés, kidnappés, qui ont ‘disparu’.»Voilà pour qui brûle notre bougie.»

La réputation d’Amnesty dans la défense des droits humains de chaque individu serait gravement et irrémédiablement ternie si elle adoptait une politique qui la range aux côtés des acheteurs de sexe, des proxénètes et autres exploiteurs, plutôt qu’auprès des personnes exploitées. En votant de la sorte, Amnesty éteindrait d’elle-même sa bougie.

Nous implorons Amnesty de se positionner du côté de la justice et de l’égalité pour tous et pour toutes.

Cordialement,


1. Amnesty International, 32e réunion du Conseil international, «Circular n° 18, 2015 ICM Circular: Draft Policy on Sex Work; AI Index: ORG 50/1940/2015»

2. Organisation internationale du travail, Profits et pauvreté: l’économie du travail forcé (Genève, OIT, 2014), http://www.ilo.org/global/topics/forced-labour/publications/profits-of-forced-labour-2014/lang–fr/index.htm

3. Amnesty utilise l’expression «travail du sexe», un terme inventé par l’industrie du sexe et ses supporters en vue d’intégrer et de normaliser la violence, la dégradation et la déshumanisation inhérentes qui définissent la prostitution. Cette expression ne respecte pas les principes des droits humains ou du droit international.

4. Ministère fédéral allemand des Affaires familiales, des Personnes âgées, des Femmes et de la Jeunesse, Rapport du gouvernement fédéral sur l’impact de la Loi réglementant la situation juridique des prostituées (Loi sur la prostitution), (Berlin: 2007), https://ec.europa.eu/anti-trafficking/sites/antitrafficking/files/federal_government_report_of_the_impact_of_the_act_regulating_the_legal_situation_of_prostitutes_2007_en_1.pdf

5. Seo-Young Cho, Axel Dreher et Eric Neumayer, «Est-ce que la prostitution légalisée accroît la traite des personnes ?», World Development 41 (2013): 75-76, http://www.lse.ac.uk/geographyAndEnvironment/whosWho/profiles/neumayer/pdf/Article-for-World-Development-_prostitution_-anonymous- REVISED.pdf

6. Nisha Lilia Diu, «Welcome to Paradise : Inside the World of Legalised Prostitution», The Telegraph, le 8 janvier 2015, http://s.telegraph.co.uk/graphics/projects/welcome-to-paradise/

7. Pour une liste des «services sexuels» que propose la chaîne de bordels allemands Pascha à Cologne, Munich, Salzbourg, Linz et Graz, aller à http://www.pascha.de/en/

8. Cordula Meyer, Conny Neumann, Fidelius Schmid, Petra Truckendanner et Steffen Winter, “Unprotected : How Legalizing Prostitution Has Failed», Der Spiegel, le 30 mai 2013, http://www.spiegel.de/international/germany/human-trafficking-persists-despite-legality-of-prostitution-in-germany-a-902533-3.html
Jim Reed, «Mega-brothels: Has Germany become the ‘bordello of Europe’?», BBC, le 21 février 2014 http://www.bbc.com/news/world-europe-26261221

9. «TraumatherapeutInnen gegen Prostitution!», EMMA, le 25 septembre 2014, http://www.emma.de/artikel/traumatherapeutinnen-gegen-prostitution-317787

10. Daalder, A. L. (2007). Prostitution in the Netherlands since the lifting of the brothel ban», [version anglaise]. La Haye: WODC / Boom Juridische Uitgevers, https://english.wodc.nl/onderzoeksdatabase/1204e-engelse-vertaling-rapport-evaluatie-opheffing-bordeelverbod.aspx

11. Wim Huisman et Edward R. Kleemans, «The chal;lenges of fighting sex trafficking in the legalized prostitution market of the Netherlands», Crime, Law and Social Change, 61.2 (2014): 215-228.

Naftali Bendavid, «Amsterdam Debates Sex Trade», The Wall Street Journal, le 30 juin 2013, http://www.wsj.com/articles/SB10001424127887324049504578543370643627376

12. KLPD (Korps Landelijke Politiediensten) – Dienst Nationale Recherche (juillet 2008). Schone Schijn, de signalering van Mensenhandel dans de vergunde prostitutiesector. Driebergen.

13. Programme commun des Nations Unies sur le VIH/SIDA, UNAIDS Guidance Note on HIV and Sex Work, (Genève: Nations Unies, 2012) http://www.unaids.org/sites/default/files/sub_landing/files/JC2306_UNAIDS-guidance-note-HIV-sex-work_en.pdf

14. Voir les deux entretiens menés par Taina Bien-Aimé, avec la traumatologue spécialiste allemand Dre Ingeborg Kraus dans «Germany Wins the Title of ‘Bordello of Europe’ : Why Doesn’t Angela Merkel Care?», The Huffington Post, le 27 mai 2015, http://www.huffingtonpost.com/taina-bienaime/germany-wins-the-title-of_b_7446636.html ; et avec la Dre Julia Geynisman, fondatrice de la Survivor Clinic à New York, dans «‘If You Build It, They Will Come ‘ : The Survivor Clinic Tackles Sex Trafficking in New York City», The Huffington Post, le 14 Juillet 2015, http://www.huffingtonpost.com/taina-bienaime/if-you-build-itthey-will-_b_7785724.html

15. Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes en particulier des femmes et des enfants, Palerme, le 15 novembre 2000, Recueil des Traités des Nations Unies, vol. 2237, p. 319; Doc. A / 55/383.

Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), New York, en date du 18 décembre 1979, Recueil des Traités des Nations Unies, vol.1249, dans lequel l’article 6 exhorte les États membres à «prendre toutes les mesures appropriées, y compris législatives, pour supprimer toutes les formes de trafic des femmes et l’exploitation de la prostitution des femmes».

La Convention de l’Assemblée générale de l’ONU pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, en date du 2 décembre 1949, A / RES / 317, stipule que «la prostitution est incompatible avec la dignité et la valeur de la personne humaine et met en danger le bien-être de l’individu, de la famille et de la communauté».

16. Cherry Smiley, «Real change for aboriginal women begins with the end of prostitution», The Globe and Mail, le 14 Janvier 2015, http://www.theglobeandmail.com/globe-debate/real-change-for-aboriginal-women-begins-with-the-end-of-prostitution/article22442349/

17. Ces ensembles de lois, actuellement connus sous le nom de «modèle nordique», ont été adoptés par la Suède (1999), la Corée du Sud (2004, avec des modifications), l’Islande (2008), la Norvège (2009), le Canada (2014, avec des modifications) et l’Irlande du Nord (2015). D’autres États à débattre de l’adoption du «modèle nordique» dans leurs assemblées législatives sont la France, la République d’Irlande, Israël, la Lituanie et certains États des États-Unis.

18. Rapport sur l’exploitation sexuelle et la prostitution et leurs conséquences sur l’égalité entre les hommes et les femmes, Parlement européen Commission des droits de la femme et de l’égalité des genres, le 4 février 2014, disponible à http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?type=REPORT&reference=A7-2014-0071&format=XML&language=FR

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