Edito juin 2015

Edito juin 2015

Féminisme et démocratie en Amérique Latine

Marqué par les évolutions historiques, économiques et socio-politiques : fin des dictatures, néolibéralisme, crise de l’état et des partis politiques, le mouvement féministe d’Amérique Latine se caractérise par la diversité de sa pensée et de ses pratiques, en dépit d’une perspective émancipatrice commune. La structuration du mouvement à partir des années 1980 n’empêche pas des divergences concernant les relations au politique et en particulier à l’Etat : confrontation ou participation ? Les féministes dites « autonomes » dénoncent l’illusion que représente la prise en compte des « intérêts des femmes » par les gouvernements. En quoi elles s’opposent aux « féministes institutionnelles » qui sacrifieraient leur autonomie sur l’autel du pouvoir politique.

En Bolivie, Mujeres creando (Femmes créatrices) se présentent comme un mouvement anarcho-féministe qui regroupe des femmes fort diverses par leur origine sociale ou ethnique. Leur objectif est de construire « un sujet social qui interpelle le pouvoir dans et à partir de tous les domaines », ce qui implique le refus de la politique comme action distincte, séparée des autres activités. Pour développer leur travail de terrain, elles ont créé, à la Paz, un centre et en 2006, ont rédigé « Une constitution politique féministe de l’Etat de Bolivie ». Tout en participant à divers mouvements sociaux comme la lutte des petits débiteurs, victimes de l’usure des banques et du microcrédit, ces femmes multiplient les activités de leur centre qui articule travail manuel, intellectuel et de création.

Lieu de formation, de réflexions féministes, il accueille aussi toutes les femmes en difficulté et possède un service juridique, une garderie. La diffusion des idées féministes est assurée par des publications, une radio, une production audiovisuelle. Parcourir les rues de la capitale, c’est aussi faire un voyage à travers l’histoire de Mujeres creando ; une multitude de leurs graffitis éclaire les murs : Nous voulons tout le paradis, pas 30 % de l’enfer néolibéral » – « Je ne suis pas originaire, je suis originale » – « Ni Dieu, ni maître, ni mari, ni parti » …

Venons-en maintenant à la Constitution politique féministe de l’Etat de Bolivie qui vise « à montrer qu’il existe d’autres manières d’appréhender la parole des femmes et les transformations urgentes de la société. Il ne s’agit pas de constituer un catalogue des droits des femmes dans une perspective simpliste, mais d’imaginer un pays pour toutes et tous. » Constitution ? Pas au sens habituel du terme. C’est plutôt une sorte de guide, de trame qui « combine le quotidien et l’historique, l’utopique et l’immédiat. » Des différents articles présentés dans un joyeux désordre, sur huit pages, se dégage une idée clé : éradiquons les simulacres de la démocratie. La citoyenneté est conçue comme une activité continuelle sur toutes les thématiques dans la perspective d’une démocratie participative. Sont donc dissous « tous les partis politiques qui sont une arme maculée de sang, de machisme et de corruption. » Sont abolis les forces armées et les pouvoirs politiques de l’Eglise catholique. « La société bolivienne se déclare laïque : tous les concordats qui ont permis à l’église de jouir de privilèges, d’exemption d’impôts sont annulés. Ave Maria pleine de rébellion. » La Bolivie se déclare antimilitariste, pacifique : « Le service militaire ne te rend pas homme, mais machiste. » D’autre part, la personne, et non la famille, étant l’unité constitutive de la société, sont abolis le mariage, la maternité obligatoire perçue comme prison des femmes. Fin également de l’hétérosexualité obligatoire. Parallèlement, des propositions sont faites concernant les domaines économiques, éducatifs, culturels dans une volonté de retrouver l’éthique de la justice.

A qui serait tenté d’enfermer ces conceptions dans la case utopie au sens de chimères, nous proposons une autre version : les visions utopiques sont à considérer comme un élément dynamique ; en effet, en maintenant une tension entre l’objectif visé et la réalité où elles sont ancrées, elles exercent un pouvoir de transformation du quotidien. D’ailleurs, « Il faut toujours viser la lune car, même en cas d’échec, on atterri dans les étoiles ». Oscar Wilde.

Marie-Josée Salmon.

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