De l’antiféminisme à la française : Mona Ozouf…
De l’antiféminisme à la française : Mona Ozouf et Rousseau
par Sylvia Duverger.
Lire sur Féministes en tous genres les réponses de Catherine Marand-Fouquet et d’Olivier Blanc à la tribune de Mona Ozouf, “La Résistance au Panthéon” (Le Monde, 13 décembre 2013).
Dès la fin des années 1970, les droits à la contraception et à l’avortement, la condamnation des violences masculines et le principe de l’égalité des hommes et des femmes passant pour acquis, le couplet des relations harmonieuses entre les sexes a commencé d’être entonné
[1].
Ce couplet a été repris dans les années 1990 par les tenantEs d’un « féminisme à la française » [2], qui assure que la France est le pays d’un « métissage » [3] et « la patrie d’un « échange galant entre les sexes » [4]. Nous serions les héritièrEs d’un « commerce mondain inventé par la monarchie pour le plus grand bonheur des femmes » [5] et l’éducation des hommes.
Sous la monarchie française, « les manières auxquelles les hommes s’astreignent pour les femmes transforment en profondeur leur caractère », estime Hume [6]. Quant à Montesquieu, il considère qu’ « être femme en France […] est un art civilisateur » [7]. Les femmes « sont le vrai moteur de la vie sociale » [8], et elles peuvent d’autant plus aisément passer pour des hommes comme les autres, qu’ils se seront policés pour leur plaire. C’est Montesquieu qui le dit : « Il n’y a plus qu’un sexe, et nous sommes tous femmes par l’esprit, et si, une nuit, nous changions de visage, on ne s’apercevrait pas que, du reste, il y eût de changement » [9].
Peu importe que seules les femmes par l’esprit dont le corps est réputé masculin jouissent de bien davantage de droits et de possibilités existentielles que celles dont le corps a été déclaré féminin à la naissance…
Serait-ce être par trop vétilleuse et pointilleuse que de suspecter l’alibi de la domination sous la présomption d’influence spirituelle et de séduction ? Est-ce étourderie ou ignorance, aveuglement ou complaisance de ne pas même envisager que faire valoir que les femmes régentent les manières des hommes puisse viser à les détourner d’exiger le partage du pouvoir ?
La réfutation de cette hypothèse est si aisée qu’il faut sans doute pour l’accréditer une conscience passablement obscurcie par des préjugés antigenre et antiféministes : si les femmes disposaient à leur gré des hommes qui détiennent le pouvoir, si elles étaient, en quelque sorte, des ghost writers et des ghost politicians [10], si les hommes n’étaient que leurs marionnettes, comment auraient-ils pu les priver des droits dont ils jouissent ? Les femmes se seraient-elles donc elles-mêmes ôté la possibilité de participer de plein droit et en plein jour au pouvoir politique ? Voilà une hypothèse qui ne tient pas, car elle requiert que les femmes soient de très mauvais stratèges ; or, admettre cela, c’est ruiner la thèse de leur influence. Comment, si les femmes manquaient de sagacité au point d’œuvrer elle-même à leur défaite (à leur soumission, à leur dépendance…), pourraient-elles peser sur les décisions des hommes ?
Il est évident qu’une marionnette qui, sur les scènes politico-juridique et symbolique, lie les mains de sa manipulatrice présumée tire en réalité toutes les ficelles.
Si des femmes se laissent prendre au leurre des officieuses faiseuse d’histoire que leur tendent des rhéteurs masculinistes, sans doute est-ce parce qu’il leur fait miroiter de la puissance et qu’il les valorise là où elles sont en réalité subalternisées. Bénéfice imaginaire, représentation de soi qui permet de ne plus voir que le masculin continue de l’emporter sur le féminin, et que l’on appartient au second sexe, celui auquel œuvres, événements et place dans l’histoire ne sont attribués que par exception [11].
Le masculinisme de Rousseau
Le maître ès cette sophistique que l’on qualifie aujourd’hui de masculiniste, c’est incontestablement Rousseau : les femmes sont faibles parce que « l’union des sexes » ne pourrait avoir lieu si elles étaient capables de résister autrement que « peu » à « l’attaque » qui incombe aux hommes, pour cette raison nécessairement actifs et forts. [12]
Mais si les femmes sont faibles, elles disposent cependant de charmes violents – « sa violence à elle est dans ses charmes », sans lesquels les hommes ne trouveraient pas leur force ; enfin, « la modestie et la honte » des faibles femmes sont les « armes » dont la nature les a dotées pour « asservir le fort » [13].
Rousseau élucubre un rapport hétérosexuel qui relève d’un combat plutôt que de la partie de plaisir, scène destinale en laquelle résiderait la cause finale des natures féminine et masculine. La femme y est assignée au rôle de la perdante, mais, de paradoxe en paradoxe, Rousseau laisse entendre que c’est elle, la faible, qui dispose de la force du fort, dès lors toute relative.
Le moindre de ces paradoxes n’est pas que la modestie et la honte soient tenues à la fois pour des défenses naturelles aux femmes – destinées non pas tant, d’ailleurs, à les préserver des assauts masculins qu’à prémunir les hommes contre l’excès du désir féminin ! -, et pour des artifices, eux aussi naturels – Rousseau ne recule devant aucun oxymore – par lesquels les femmes réveillent la combattivité d’un désir masculin sinon (et donc naturellement) défaillant…
Quelques lignes plus loin, il n’est plus, il est vrai, question de la défaillance masculine, et voici désormais l’homme doté de « penchants sans mesure », que sa raison gouverne, tandis que c’est la seule pudeur qui chez la femme contient ses « désirs illimités ». L’homme est « libre et se commande à lui-même » quand la femme est astreinte par une pudeur dont elle n’a pas elle-même décidé et qui, quelques lignes plus haut, était cela seul qui permettait aux hommes de ne pas périr de la déraison du désir [14]…
La défense de Rousseau par Mona Ozouf
Ces paradoxes, qui relèvent avec évidence d’une écriture du fantasme, ne sont aucunement déconstruits par Mona Ozouf. Au contraire, elle estime qu’il faudrait relire Rousseau « tout autrement » que ne l’ont fait les féministes [15] ; Rousseau qui, dans le livre V de Émile ou de l’éducation, assujettit les femmes à une « maternité sacrificielle », les maintient au sein de l’espace domestique, et prétend substituer « une dépendance voulue à une dépendance subie » [16].
«… toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer, d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance. » [17]
Madame Rémusat, pourtant, préfère rappeler Mona Ozouf, estimait que Rousseau avait compris les femmes [18]. Elles lui sauraient « un gré infini » [19] d’avoir inventé le personnage de Julie dans La Nouvelle Héloïse, Julie qui sut si bien renoncer à ses désirs plutôt que de s’élever contre l’ordre établi des sexes… Et puis, ne confie-t-il pas aux mères l’insigne soin d’éduquer les futures citoyens ? [20]
Mona Ozouf, de surcroît, ne semble pas même remarquer que c’est parce qu’elles portent les futurs citoyens, les mettent au monde et les élèvent que Rousseau estime que les devoirs qui pèsent sur les femmes doivent être plus « rigides » que ceux qui incombent aux hommes… Rousseau est pourtant on ne peut plus explicite – et si Mona Ozouf avait lu Françoise Héritier elle ne manquerait pas d’y déchiffrer la cause finale d’une domination masculine dont l’injustice et l’illégitimité auraient dû la frapper :
« … c’est à celui des deux que la nature a chargé du dépôt des enfants d’en répondre à l’autre. Sans doute il n’est permis à personne de violer sa foi, et tout mari infidèle qui prive sa femme du seul prix des austères devoirs de son sexe est un homme injuste et barbare ; mais la femme infidèle fait plus, elle dissout la famille et brise tous les liens de la nature ; en donnant à l’homme des enfants qui ne sont pas à lui, elle trahit les uns et les autres, elle joint la perfidie à l’infidélité. J’ai peine à voir quel désordre et quel crime ne tient pas à celui-là ». [21]
Si tel est le mobile du grand renfermement des femmes, de leur maintien dans la minorité et de leur assujettissement au citoyen chef de famille, Mona Ozouf ne s’arrête pas à prendre la mesure de ce que le patriarcat doit à Rousseau. D’ailleurs, si la Révolution a chassé les femmes de la sphère publique et politique, si elle les a renvoyées aux enfants et aux fourneaux, « elle ne cherchait nullement à exclure, mais à unir, et ‘la réunion de l’homme et de la femme’, où Olympe de Gouges […] voyait le principe de toute souveraineté, s’exprimait dans la nouvelle figure de la femme républicaine ». Privées notamment du droit de vote, certes – il faut tout de même en convenir -, les « épouses citoyennes ne peuvent plus tenir les cartes ». Mais puisqu’elles n’ont pas la possibilité de ne pas se marier (ni celle de ne pas être hétérosexuelles), il n’y a pas là de quoi se révolter puisque « leur rôle est de voir le jeu par dessus l’épaule du joueur, de le conseiller discrètement, de partager ses succès, de consoler ses infortunes » [22].
Je suppose qu’ici l’herméneutique est superfétatoire : qui parmi celles et ceux qui viennent de lire ceci désire prendre soin des maîtres du jeu et s’enchanter de leurs réussites plutôt que d’être elles/eux-mêmes des joueuses ou des joueurs ? Qui préfère être la muse plutôt que le génie ? Le féminisme consiste, entre autres, à « redistribuer les jouissances aux deux sexes », ce qui « entraîne un changement de perspective où les places du génie et de la muse ne sont plus attribuées » [23], observe Geneviève Fraisse, par ailleurs l’auteure, en 1989, de Muse de la raison, démocratie et exclusion des femmes en France, ouvrage qui loin de pactiser avec la secondarisation des femmes en retrace l’histoire depuis la Révolution française pour mieux nous conduire à la parité, seule en mesure de pallier le sexisme à la française (24).
[1] F. Picq, Libération des femmes, quarante ans de mouvement éditions Dialogues, 2011, p. 340 sq et p. 359 sq. ; voir aussi C. Delphy, « Nos amis et nous » in L’ennemi principal, tome I, Économie politique du patriarcat, Paris, Syllepse, 2009, p. 159 sq ; réédité en septembre 2013 avec une pagination différente.
[2] « Le féminisme à la française », analysé notamment par Éric Fassin dans Le sexe politique : genre et sexualité au miroir transatlantique (Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2009, voir notamment p. 56 sq et p. 148 sq) a fait l’objet d’une nouvelle polémique au moment de l’affaire du Sofitel. Le 28 mai 2011, dans Le Monde, Irène Théry affirme que les représentantEs des études de genre, et, en particulier, l’historienne américaine Joan Scott, dans son article « Feminism ? A Foreign Import », (A room for debate, New York Times) « vise le féminisme universaliste qui fut longtemps dominant en France, et reste un adversaire pour le différentialisme anglo-saxon. » Irène Théry prend la défense de Mona Ozouf, dont on s ‘étonnera qu’elle puisse la tenir pour une universaliste plutôt que pour une différencialiste, et elle estime que « le féminisme à la française est toujours vivant. Il est fait d’une certaine façon de vivre et pas seulement de penser, qui refuse les impasses du politiquement correct, veut les droits égaux des sexes et les plaisirs asymétriques de la séduction, le respect absolu du consentement et la surprise délicieuse des baisers volés. » Ce qui a conduit Joan Scott, Didier Eribon, Rose-Marie Lagrave, Eleni Varikas, Laure Bereni et Sébastien Roux à réagir, en juin 2011, dans Libération ; l’article de Joan Scott publié le 9 juin 2011 dans Libération a suscité l’ire des partisanEs du « féminisme à la française », et Philippe Raynaud, Irène Théry, Claude Habib et Mona Ozouf lui ont répondu le 17 juin. Réponse à laquelle Joan Scott a à son tour répondu, le 22 juin 2011, toujours dans Libération. Voir également les prises de position d’Eric fassin, « L’après-DSK : pour une séduction féministe », Le Monde, 2 juin 2011, et « Penser la séduction démocratique », Mediapart, 30 juin 2011, Elsa Dorlin, « L’art de séduire ou les combats féministes », propos recueillis par Joseph Confavreux, Mediapart, 2 juillet 2011.
[3] Mona Ozouf, Les mots des femmes. Essai sur la singularité française, Paris, Fayard, 1995, p. 323.
[4] Ibid., p. 325.
[5] Ibid. Mona Ozouf épouse les points de vue d’un Hume qui dans ses Essais politiques se réjouit de l’admission, en France, des femmes dans les « compagnies » et loue le « savoir-vivre féminin » (p. 326-327).
[6] Ibid., p. 326.
[7] Ibid., p. 332.
[8] Ibid., p. 329.
[9] Montesquieu, Mes pensées (1899), Montesquieu, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, tome I, 1949, p. 1234.
[10] Digression… il s’agit d’une allusion au film de l’antiféministe Polanski, The Ghost Writer. The Ghost Writer construit la figure d’une femme de Premier ministre parfaitement duplice et manipulatrice, qui est la ghost politician de son mari. En face d’elle, un mari bellâtre, colérique et séducteur, un amateur de femmes qui sourit aux caméras des journalistes comme s’il tournait une publicité pour dentifrice, bref un personnage qui suggère que les séducteurs sont des victimes des charmes ou de la puissance fémininEs. Derrière cet époux apparemment puissant et véritablement sous influence, ses deux ghostwriters, ses deux porte-plume, qui réécrivent ses Mémoires et s’avèrent de bien imprudents, voire même de suicidaires perceurs de vérités et, partant, d’impuissants justiciers. De Ghost Writer à La Vénus à la fourrure, la conséquence est bonne. L’attribution aux femmes d’un pouvoir occulte – celui des sorcières, des séductrices, des manipulatrices, des mères abusives ou castratrices… – permet de dénier les évidences de la domination masculine, ou de la légitimer.
[11] Même dans The Ghost Writer, c’est le politicien qui demande conseil à sa femme, c’est lui qui estime la pertinence de ses conseils et qui choisit de les suivre ou de leur préférer les avis de sa secrétaire et maîtresse dévouée. En dernière instance, c’est lui qui tranche, et c’est la publication de ses Mémoires à lui qui constitue un événement quasi planétaire. Si le pouvoir n’est pas dissociable de sa reconnaissance sociale et de ses bénéfices factuels et symboliques, c’est lui, et non pas sa femme ni sa maîtresse, qui détient le pouvoir.
[12] Rousseau, Émile ou de l’éducation, livre V, Garnier-Flammarion, 1966, pp. 466-467.
[13] Ibid.
[14] Ibid., p. 468.
[15] Mona Ozouf, Les mots des femmes, op. cit., p. 335.
[16] Ibid., p. 334 et p. 336.
[17] Rousseau, Émile ou de l’éducation, op. cit., p. 475.
[18] Mona Ozouf, op. cit., p. 336.
[19] Ibid., p. 337.
[20] Ibid., pp. 337-338.
[21] Rousseau, Émile ou de l’éducation, op. cit., p. 470.
[22] Mona Ozouf, Les mots des femmes, op. cit., p. 349. Les italiques me sont imputables.
[23] G. Fraisse, A côté du genre, Le Bord de l’eau, Lormont, 2010, p. 198, voir ‘La muse et le génie », « La controverse des sexes » in A côté du genre, p. 190 sq.
(24) A la fin des années 1990, G. Fraisse défendra la parité, fausse en théorie et vraie en pratique, estime-t-elle ; voir sur ce point, notamment, La fabrique du féminisme, Le Passager clandestin, 2012.