« Retraites et Sécu : stabiliser puis réduire l’espérance de vie »

« Retraites et Sécu : stabiliser puis réduire l’espérance de vie »

« Retraites et Sécu : stabiliser puis réduire l’espérance de vie »

par Jean Gadrey,

in Alternatives Economiques du 8 juillet 2°13.

LA solution durable est là, à portée de main, et personne n’en parle. En fait certains y songent, on va le voir. Et surtout, d’autres ont commencé à la mettre en œuvre, sans oser nous en expliquer les aspects proprement vitaux. De fait, il n’y a aucun « fardeau des retraites », aucun « trou de la Sécu » pour les siècles des siècles si l’on accepte quelques principes sains et logiques. « Trop mortel », comme disent mes petites-filles.

Avertissement : instruit par quelques expériences passées où des lecteurs ne me connaissant pas, tombant malencontreusement sur certains de mes (rares) billets d’humour douteux, les ont lus au premier degré, je précise qu’ici le second degré, au moins, est conseillé.

LE « PLAN ESPÉRANCE »

Une chose est de faire payer la crise et le trou de la Sécu aux retraités AUSSI, par divers moyens assez classiques (désindexation des pensions, recul de l’âge légal, allongement de la durée de cotisation, déremboursements des soins, forfait hospitalier) mais qui n’ont pas vraiment fait leurs preuves. Une autre est d’adopter une vraie réforme, ambitieuse, durable, incluant les moyens précédents, et s’appliquant à 99 % de nos vieux. Pas 100 % car l’oligarchie (les 1 %), dont je me fais le porte-parole, ne peut décemment pas toucher à ses propres vieux, ceux qui fréquentent ses conseils d’administration et les institutions politiques plus ou moins sous sa coupe. Elle est pour une part une gérontocratie, essentiellement mâle. Elle a certes ses jeunes loups, mais elle compte aussi nombre de vieux renards argentés. Ceux-là ne sont pas concernés par notre projet baptisé « LE PLAN ESPÉRANCE » (DE VIE).

On peut, pour le diagnostic, s’appuyer sur un rapport (il faut toujours s’appuyer sur des rapports) publié en 2005 par Régis Debray sur un mode humoristique, mais que nous prenons au sérieux : « Le plan vermeil » (Gallimard). L’auteur y expose d’abord toutes les raisons qui exigent d’en finir avec les (trop) vieux, au nom d’une économie saine débarrassée de ce fardeau. Puis il présente un plan ambitieux permettant d’atteindre cet objectif dans la gaieté et pour le bien de tous.

Ainsi, écrit-il, « consentir un effort financier chaque fois accru pour une population dont l’utilité sociale diminue de jour en jour ne va pas de soi. Ni procréateur ni créateur de richesses, moins le sujet âgé est utile à la société, plus il lui coûte » (p. 13). D’autant « qu’une rotation plus rapide des consommateurs… [créerait] l’enchaînement vertueux propice à un redémarrage de la croissance » (p. 14). Pour cela, il convient de passer « d’une médecine palliative à une médecine transitive… » (p. 44). Je vous passe les détails du dispositif ingénieux imaginé par l’auteur. Il faudra aussi s’inspirer du « rapport Lugano » de Susan George, un autre sommet du genre, à l’échelle mondiale.

Cela dit, l’oligarchie, qui approuve le diagnostic de Debray sur le « fardeau vieux », ne va pas suivre ses solutions techniques. Elle est plus rusée que lui. Elle a bien compris d’où vient le danger politique, mal identifié par ce dernier. Mauvaise nouvelle : le « plan espérance » mettra un peu plus de temps pour produire les effets attendus. Bonne nouvelle : il est déjà en route.

REFUS DES SOLUTIONS MÉDICALES, PRIORITÉ AUX « RÉFORMES » FONDéES SUR LES IMPÉRATIFS ÉCONOMIQUES

Quel est le danger ? Vous l’avez compris : notre société n’est pas assez mûre, pas assez rationnelle sur le plan économique, pour apporter son soutien à des solutions pourtant douces et respectueuses des droits des médecins et des « analyses coûts/avantages », comme le recours, à partir d’un certain seuil de « coût du vieux ou de la vieille », à des somnifères définitifs, à un prix abordable, ayant un pouvoir euphorisant reconnu.

Le risque est réel d’assister à une réactivation des réseaux d’opposants au mariage dit « pour tous », qui manifesteraient par millions (selon les organisateurs) après avoir ressorti des greniers leurs anciennes banderoles « laissez-les vivre ! », recyclées dans ce nouveau combat pour la vie et pour la famille. Des banderoles qu’ils déploieraient devant les maisons de retraites et les hôpitaux gériatriques, entre autres lieux symboliques. On peut aussi penser au Conseil constitutionnel et à l’Académie française, avec leurs moyennes d’âge respectives de 70 et 75 ans.

Sans même aller jusqu’à ces extrémités, nous devons admettre, quitte à le déplorer, que nombre de nos concitoyens aiment leur vieux (parents, grands-parents…), au point de refuser de prendre en considération les coûts inouïs de leurs dernières années de vie, des coûts qu’il faudra bien annuler pour relancer la croissance.

Quelle est alors LA solution ? Obtenir le même résultat par des réformes appuyées non plus sur la médecine transitive, mais sur la science économique définitive, d’ailleurs nommée « dismal science » (science lugubre). Ce qui est non seulement possible, mais déjà sur les rails. Voici les trois grands piliers actuels de notre « plan espérance » (de vie).

1. ORGANISER LA PAUPÉRISATION MORTIFÈRE DES VIEUX (à commencer par les vieilles),

Cette stratégie concerne surtout le bas de la pyramide sociale, mais comme dans la plupart des pyramides, cette base est d’une grande taille et devrait même grossir au fil du temps pour atteindre les classes moyennes. La désindexation des pensions, venant après la chute bienvenue de la part des salaires dans la valeur ajoutée, en fait partie, avec les déremboursements des soins, le forfait hospitalier… La paupérisation bien conduite a l’avantage de ne faire sentir ses effets que de façon graduelle – comme pour la grenouille plongée dans de l’eau que l’on chauffe peu à peu jusqu’à ce que mort s’en suive – ce qui pourrait limiter les manifestations hostiles, tout en ayant des effets bien documentés sur la mortalité des personnes cibles.

Il va de soi que le maintien d’un haut niveau de chômage est indispensable, de sorte qu’il faut faire passer pour de dangereux utopistes les avocats du partage du travail, des 32 heures, etc. Renforçons encore le « partage inégal » déjà mis en place, fondé sur le triptyque : emplois où l’on travaille beaucoup et dur, petits boulots par millions, sans emploi par millions.

D’autres dispositifs ingénieux et déjà éprouvés existent. Pour les très pauvres, il faut amplifier la paupérisation des « bénéficiaires » du minimum vieillesse. L’écart entre ce MV et le seuil de pauvreté s’est superbement creusé dans les années 2000-2006. En 2006, le MV était devenu inférieur de 31 % au seuil de pauvreté. Même si cet écart s’est malheureusement un peu réduit ensuite, nous avons là un bel exemple de réussite d’un APPAUVRISSEMENT POLITIQUEMENT PROGRAMME DEPUIS PLUS DE DIX ANS DES PERSONNES ÂGEES LES PLUS PAUVRES. Une réussite confirmée par le fait que le nombre des bénéficiaires du MV est resté presque constant entre 2007 et 2011, alors qu’il avait nettement baissé entre 1999 et 2006.

2. S’INSPIRER DU MODÈLE AMÉRICAIN

Il nous faut une vision stratégique. Une course-poursuite est engagée, et nous devons la gagner. D’un côté des progrès médicaux et sanitaires qui peuvent nous poser des problèmes (mais nous avons la solution, voir notre troisième pilier). Même aux États-Unis, la mortalité infantile continue à baisser un peu, ce qui ne va pas dans le bon sens. De l’autre, nos atouts sont nombreux : dégradation des conditions d’existence des retraités pauvres et modestes, isolement des plus défavorisés, impact sanitaire funeste sur la génération qui arrive à la retraite de décennies de pollutions des aliments et de l’air, médecine à deux vitesses et bien d’autres inégalités qui tuent plus massivement que les accidents de la route, comme l’a montré le dangereux épidémiologiste Richard Wilkinson dans son livre « L’égalité, c’est la santé ». L’approfondissement de la crise écologique va également servir notre cause, entre canicules et tornades mortelles, accidents nucléaires vraisemblables, pollutions renforcées, alimentation toxique, hausse vertigineuse du coût des énergies fossiles et de l’électricité conduisant les vieux à ne plus se chauffer…

La possibilité de gagner la course-poursuite précédente est prouvée par notre expérimentation à grande échelle aux États-Unis, pays qui consacre pourtant des sommes énormes à la santé : 18 % du PIB en 2012, 20 % en 2021 selon Obama, contre 12 % en France en 2011. Mais l’état des inégalités, le merveilleux taux de pauvreté (entre 2000 et 2010, le nombre de pauvres est passé de 31,6 à 46,2 millions et le taux de pauvreté ABSOLUE de 11,3 à 15,1 %, mais il serait d’environ 30 % avec la définition européenne de la pauvreté), la protection sociale lacunaire, l’environnement très dégradé, les horaires et conditions de travail, les pratiques de malbouffe induites par nos amis des firmes agroalimentaires, avec l’obésité devenue épidémique… tout cela aboutit à une espérance de vie qui est d’une part inférieure de trois ans à son niveau en France), et – avancée historique pour nous – qui a même stagné en 2011 et 2012, ce qui ne s’était jamais produit !

3. NOTRE GRAND ATOUT : L’AUSTERITÉ PUBLIQUE PARTOUT

C’est, si l’on peut dire, l’arme fatale. Car la pauvreté, les inégalités et la dégradation générale des conditions de vie et de l’environnement, c’est bien, mais il faut aussi en finir avec ce qui reste de progrès sanitaires liés à la santé publique, à la protection sociale, et aux services publics en général, d’autant que ces derniers restent le grand frein à la progression nécessaire de la pauvreté et des inégalités. Comme on le voit, notre pensée est systémique, inspirée par Edgar Morin.

Ce troisième pilier a suscité un débat au sein du groupe de Bilderberg à propos des dépenses de santé. Dans un premier temps, nous avons cru que notre plan passait par une réduction de ces dépenses, ce qui nous aurait conduit à sacrifier sur l’autel des lois économiques non seulement la santé publique, ce qui va de soi et sera poursuivi, mais peut-être aussi l’expansion des cliniques privées, de toute une fraction amie de la profession médicale spécialisée à très hauts revenus, et des firmes pharmaceutiques. Mais l’un des nôtres nous a convaincus du contraire. Il nous a fait découvrir un penseur, Ivan Illich, qui avait défendu une thèse originale : bien organisée, et au-delà d’un certain seuil, la santé médicalisée rend malade ! Cela nous a ouvert des horizons.

Nous allons donc lancer une reconversion, déjà engagée d’ailleurs. Les services et professions de santé, surtout privés, conserveront de nombreux segments porteurs dans les soins dispendieux aux 1 % (couverts par nos amis des assurances privées), les soins palliatifs accélérés à coût réduit pour tous (qui resteront un service public, financé par une journée de travail supplémentaire à la Toussaint), les maladies nosocomiales qui vont exploser avec la pauvreté et la réduction des effectifs hospitaliers, la chirurgie esthétique et tous les autres soins ne visant pas à prolonger indûment la vie des 99 %. On veillera surtout à PRIVILÉGIER LA MÉDECINE QUI REND MALADE, déjà bien implantée, et à supprimer les activités de prévention, ce qui est en cours. Quant aux firmes pharmaceutiques, il suffira qu’elles amplifient leurs stratégies actuelles de production de médicaments qui ne guérissent pas ou qui rendent malade, les innovations et la recherche sans effet positif sur la santé, qu’elle mettent le paquet sur les anti-dépresseurs et les euphorisants qui seront de plus en plus demandés, sur la généralisation des antibiotiques dans tous les traitements, qu’elle s’inspire du cas Servier et de bien d’autres.

Une fois ce problème réglé, l’austérité publique va faire des merveilles, et cela a déjà commencé. Moins de protection sociale, c’est une mortalité en hausse à tous les âges, mais surtout pour nos vieux. Moins de services publics de transports urbains, c’est une pollution automobile en expansion. Or cette dernière affiche déjà des performances remarquables : 350 000 décès prématurés en Europe selon l’OMS. Mais c’est évidemment l’austérité dans la santé publique qu’il faut privilégier. Vous trouverez dans mon prochain billet un lien vers une étude formidable publiée dans le New York Times : « comment l’austérité tue ». Y compris par le suicide, qui fait partie des libertés fondamentales à promouvoir au grand âge. La Grèce est notre laboratoire d’excellence : la mortalité infantile a monté de 40 %, les nouvelles infections au H.I.V. ont plus que doublé, le taux de suicide explose, et l’espérance de vie aurait baissé de deux ans selon certaines sources ! Mais l’Allemagne a de quoi nous inspirer aussi, avec ses retraités pauvres par millions obligés de retourner travailler jusqu’à 75 ans et au-delà, une voie prometteuse pour notre plan espérance.

Tout est en place, il ne manque que le courage politique, mais les signes actuels sont encourageants, en particulier avec l’annonce en France d’un budget 2014 qui pourrait bien marquer l’année de lancement officiel de notre plan. Nos mots d’ordre sont prêts. Pour les altermondialistes : « une autre espérance de vie est possible ! ». La version de droite sera : « travailler plus pour vivre moins : enrichissons chaque année de vie ! ». Pour les écolos : « bien vivre, moins vieux, pour rester dans les limites de la biosphère ». Pour le Front de gauche : « C’est la lutte finale pour l’égalité de l’espérance de vie par alignement sur le prolétariat ». Pour le gouvernement : « l’austérité, c’est la santé économique ».

Enfin, s’agissant de l’indispensable accompagnement idéologique et médiatique, nous pouvons compter sur nos meilleurs intellectuels, penseurs et éditorialistes, pour promouvoir la dévalorisation des vieux, le thème du « péril vieux » et surtout la nécessité de raccourcir la vieillesse. Ils ont déjà commencé, comme en témoignent les citations rassemblées dans le numéro de juin du Monde diplomatique sous la rubrique « tuez-les tous ». Ce mensuel a oublié de citer notre ami Jacques Attali, pourtant un précurseur, puisqu’il écrivait en 1981, bien avant Régis Debray : « Dès qu’il dépasse 60-65 ans l’homme vit plus longtemps qu’il ne produit et il coûte cher à la société. La vieillesse est actuellement un marché, mais il n’est pas solvable. Je suis pour ma part en tant que socialiste contre l’allongement de la vie. L’euthanasie sera un des instruments essentiels de nos sociétés futures. ». Jacques Attali va fêter ses 70 ans en novembre prochain, mais il ne saurait être concerné par sa propre analyse : il fait partie des 1 %.

Mais comme vous l’avez compris, nous n’aurons pas besoin de l’euthanasie, sauf à la marge. Notre plan espérance, fondé sur les lois de l’économie, annonce un avenir radieux pour la croissance, les profits et les comptes publics, par la paupérisation des vieux et l’austérité publique, avec comme point de mire le modèle américain, qui reste largement perfectible.

8 juillet 2013.

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