Intervention de Jacqueline Feldman – TR du 15 mai 2008

Intervention de Jacqueline Feldman – TR du 15 mai 2008

FMA, un groupuscule pré-MLF
Table-Ronde, 15 mai 2008

Jacqueline Feldman

Merci, Monique, d’avoir organisé cette célébration dans le cadre du “quarantième rugissant de mai 68”, qui porte sur “le mai des féministes”. Merci de m’avoir invitée à y participer. Ceci me permet de commencer par m’inscrire en faux contre le titre d’un petit texte publié dans le gros volume de deux historiens sur mai 68 et datant la “naissance du MLF” d’une réunion organisée par Anne Zelensky et moi-même dans un amphi de la Sorbonne occupée .
Non, l’éclosion du MLF a eu lieu deux ans plus tard, avec la jonction de plusieurs groupes qui tentaient, chacun de leur côté jusque-là, de mettre dans le débat de société ouvert par mai 68 la question des femmes. Quelques actions collectives médiatiques allaient résonner dans l’esprit de femmes de tous bords et les faire se rejoindre dans cet immense mouvement à la recherche de leur libération .
Et puisque le temps de l’Histoire est arrivé, je propose que l’on utilise les deux années qui nous séparent du quarantième rugissant du Mouvement de libération des femmes pour préparer, non pas une commémoration sérieuse et sage comme celle d’aujourd’hui, mais une “fête des femmes”, (et non de la femme, bien récupérée, par les fleuristes en particulier), comme celles qu’avait su alors organiser le mouvement : une “foire des femmes”, au bois de Vincennes, par exemple, (à l’image de la fête de l’Huma), qui verrait les stands des divers groupes ayant lutté et luttant pour une meilleure place des femmes dans la société et contre leurs oppressions toujours très actuelles, dramatiques parfois, cohabiter dans le respect les uns des autres. Dans cette confrontation des “anciennes” et des “nouvelles”, pourrait commencer à s’écrire, avec les historiens et les témoins travaillant de concert, la véritable histoire du MLF.

Je vais ici raconter ma participation à mai 68. Toujours en réponse à l’article du livre d’histoire cité, je vais évoquer le groupe Féminin-Masculin-Avenir, en le présentant comme un groupuscule “pré-MLF”, c’est-à-dire qui attendait un mouvement de la sorte. Je ferai ressortir leurs différences, ce qui montrera la grande originalité du MLF, et soulignera aussi diverses évolutions de la société tout entière qui ont été amenées par mai 68.
Nos deux historiens font commencer, avec raison, leur histoire en 1962. En effet, c’est dans les années soixante que commence à se développer une agitation qui précède et annonce mai 68. Différents groupuscules d’obédiences politiques diverses : trotskyste, maoïste, anarchiste … mettent en cause, contre le Parti communiste, ce qu’est devenue la Révolution russe. Divers groupes de la société civile s’interrogent sur la nouvelle société qui se dessine : jeunes architectes, jeunes médecins, jeunes scientifiques… Ces professionnels issus jusque-là, de façon prépondérante, de la classe bourgeoise, et exerçant des professions privilégiées, commencent à remettre en question leur rôle, leur place dans la société.
Dans la revue “Porismes”, des scientifiques veulent sortir de leur tour d’ivoire. Dans un de leurs numéros est posée, pour la première fois, la question des femmes dans la science. Comment se fait-il qu’elles soient si peu nombreuses, alors que l’égalité est supposée être atteinte ? Betty Felenbok y a participé. Betty fait partie du groupe d’amis du temps de mes études, avec lesquels nous étions engagés à gauche, contre la guerre d’Algérie, contre le recours à de Gaulle en 1958.
L’automne 67, après plusieurs années passées à l’étranger pour mon travail, je rentre à Paris. J’ai toujours eu besoin d’essayer de changer la société, pour le mieux, sans jamais m’être inscrite dans un parti, j’aime mon indépendance d’action et de pensée. La situation politique de la France a beaucoup changé. Ce même de Gaulle contre lequel nous avions lutté, a fait la paix en Algérie et, dans la foulée, en a terminé avec le colonialisme français (en gros). La France se retrouve face à elle-même. Je cherche une cause où m’engager. Je réagis alors – sans en être consciente, bien sûr – de façon pré-mai 68 (dans sa partie libertaire) et pré-MLF, qui vont nous apprendre à nous défier de certains militantismes et nous suggérer de “partir de soi”. Au lieu de combattre pour les autres, je choisis alors le problème des femmes, cela me concerne depuis l’enfance, j’ai, très tôt, pris conscience du problème. Par ailleurs, personne ne s’en occupe, le féminisme est au creux de la vague.
Betty a évolué de la même façon : nous sommes prêtes à essayer quelque chose de neuf ensemble.

Naissance de FMA
Première différence notable avec le MLF, qui sera composé de groupes divers, naissant et finissant selon les participantes et les circonstances, selon un schéma “spontex” apporté par mai 68 : il ne nous vient pas à l’idée de ne pas militer dans une organisation. Nous regardons évidemment à gauche. Les femmes du Parti communiste sont contre la pilule, pour elles, les considérations sur la sexualité sont des considérations bourgeoises. Nous nous tournons donc vers le Mouvement Démocratique Féminin qui fait partie de la Convention Républicaine, mitterandiste, vaste regroupement de la gauche non communiste.
J’étais en contact avec Andrée Michel dont le livre, qu’elle avait écrit avec Geneviève Texier, La Condition de la française, paru en 1964, avait rompu le silence sur le sort des femmes qui pesait depuis Le deuxième sexe de Beauvoir. Elle m’avait fait participer à une réunion du Mouvement Démocratique Féminin, où j’avais fait la connaissance d’Anne Zelensky. Nous avions immédiatement sympathisé. Nous désirions toutes les deux une structure plus jeune, dynamique, qui ne craindrait pas la provocation, seul moyen de bousculer les mentalités. Après les luttes des femmes concernant le droit de vote et celles sur le travail féminin qui se poursuivait discrètement dans les organisations internationales telles que le BIT (Bureau international du travail), nous voulions travailler directement sur le problème des relations entre hommes et femmes. En particulier, nous voulions mettre au cœur du problème la sexualité : dans ces années soixante, les choses sont en train de se modifier considérablement, nous le sentons, le vivons, le voulons. La sexualité n’en reste pas moins encore très taboue. Pour ma part, j’en parle, bardée des résultats que j’ai trouvés dans les Rapports Kinsey : là, il est “scientifiquement” montré que c’est l’homme qui domine, sans conteste, malgré les sérénades qu’on nous déverse sur la Femme qui est tellement aimée.
Lors d’une émission de radio à laquelle m’a fait participer Andrée Michel sur le thème du couple, je suis la seule à oser parler de sexualité. J’ai pris un pseudonyme pour l’occasion, qui me resservira …
Au MDF, nous rencontrons Colette Audry et Yvette Roudy. Celle-ci vient de traduire le livre de Betty Friedan, La femme mystifiée, que Colette Audry a publié dans sa collection femmes chez Gonthier. Le livre marque une étape du féminisme, aussi bien aux USA qu’en France : se dégageant du schéma marxiste classique qui domine, il ose parler du malaise des femmes “bourgeoises”, enfermées dans leur confort de banlieue et leur rôle de femme au foyer dévouée.
Nous voulons notre autonomie. Nous avons appris les leçons du passé : les femmes, encouragées à participer à la Révolution, se retrouvent flouées ensuite. Pour les révolutionnaires marxistes, l’oppression de la femme est une “contradiction secondaire” qui sera résolue d’elle-même avec la construction du socialisme. Nous savons que cela est faux.
Il n’est pas question que nous perdions des forces à nous engager dans ce qui représente la Grande Politique qui se développe autour de nous. Le groupe que nous fondons, Betty, Anne et moi-même, et où nous amenons quelques ami/es chacune, sera le groupe “jeune” du MDF, ce qui est accepté. Le signe même de notre modernité, de notre jeunesse et de notre autonomie, sera son caractère mixte : si la femme évolue, l’homme aussi doit évoluer. Nous nous sentons les égales des hommes. Et quelques-uns viennent avec nous, tout en nous laissant bien volontiers la prépondérance. Nous nommons notre groupe “Féminin Masculin Avenir”.

Sur la mixité :
La mixité revendiquée, si elle peut apparaître aujourd’hui comme un précurseur de ce qui va devenir plus tard, les études sur le “genre”, nous allons l’abandonner bien vite dès que nous assistons, en 1970, à ce qui représente pour moi la première réunion du MLF, lorsque les trois groupes se rejoignent : nous faisons l’expérience qu’il se passe quelque chose entre nous qui ne se passerait pas en présence d’un homme, fut-il le plus discret possible. Et nous sacrifions sans hésitation “notre” homme le plus fidèle, qui tirait une gloriole certaine à se montrer “féministe”, ce qui nous faisait aussi mieux recevoir quand notre groupe se présentait : puisqu’un homme nous soutenait; nous n’étions peut-être pas totalement stupides et ridicules. Nous faisons alors l’expérience pour la première fois de ce que peut avoir de novateur, de créateur, des femmes ensemble. Je rappelle ce slogan du MLF : “une femme sans homme c’est comme un poisson sans bicyclette”. A cette époque, tous les dictionnaires définissent la femme comme compagne de l’homme.
Tout au début de FMA, nous avions organisé une réunion sur la sexualité. J’avais fait un petit exposé à partir des connaissances que j’avais glanées dans les rapports Kinsey, avec cette proposition : puisque la femme connaît si mal son corps, il faudrait qu’elle ose se masturber, afin d’apprendre à se connaître. Ce b-a-ba de la sexologie d’aujourd’hui a été très mal reçu par un des époux présents. Il n’y a aucun doute, il valait mieux rester entre femmes pour avancer.

Rôle des experts / Partir de soi.
Il n’était évidemment pas question de parler de sa propre expérience. Là réside encore une différence essentielle entre FMA et MLF, où les américaines du women’s lib qui nous ont précédées nous font ce cadeau inestimable : les groupes de prise de conscience. C’est en nous parlant entre nous, par notre expérience enfin racontée dans un groupe solidaire, attentif, qui ne juge pas – retombée évidente du monde “psy” en train de s’installer – que nous apprenons ce que nous sommes, que nous détectons, avec de nouvelles lunettes, les “riens” qui apparaissent infimes – là où nous en sommes, en Occident, du moins – qui font que cette oppression est si mal perçue en général.
A FMA, nous sommes encore les héritières d’une éducation où “Le moi est haïssable”. Il nous faut passer par l’entremise d’experts : écrivains, sociologues qui écrivent des généralités. Nous étudions leurs livres. Nous les faisons intervenir dans nos réunions. Ainsi, Evelyne Sullerot dans la Sorbonne occupée, en mai 68. Ou encore, avant, Albert Memmi, premier à avoir élargi la situation d’oppression hors du cadre strictement marxiste, en parlant des colonisés, et également des femmes. Il dédiera “A mes amies du FMA” le chapitre “Playdoyer d’un tyran” qu’il leur consacre dans son livre “l’Homme opprimé” (Gallimard, 1968). Dans ce chapitre, il s’attaque surtout aux thèses de Simone de Beauvoir, de façon quelque peu confuse.
Le mouvement de mai va introduire le refus de toute autorité, et en particulier celle des experts. Le MLF suivra avec d’autant plus de joie que nous réalisons toujours mieux les énormités qui ont été dites sur nous par de grands hommes qu’on nous avait appris à admirer. Finie la nécessité des discours abstraits, on peut “rester au ras des pâquerettes”. Le vedettariat est refusé, on craint les “récupérations”, l’anonymat des textes est de rigueur. On apprend une nouvelle architecture de la salle de cours : ce n’est plus le “maître” qui siège derrière le bureau, les tables sont mises bout à bout, en rond, nous sommes tous égaux. Aux journées de la Mutualité de 1972, il n’y a pas non plus de tribune. Simone de Beauvoir accepte de s’asseoir par terre, comme nous toutes.

Difficultés
A FMA, nous n’avançons guère. Nos réunions sont sages, trop sages. Rien à voir avec les réunions passionnées, sans fin, qui auront lieu tous les jours, les soirs, les nuits, au début du MLF. Nous manquons de confiance en nous. C’est que nous n’avons pas la Grande théorie marxiste qui nous ferait prendre au sérieux. Cette théorie n’existe pas. Jusque-là, pour ceux qui veulent changer la société, le schéma de la domination est le schéma marxiste de domination du prolétariat par la bourgeoisie capitaliste. Mais les classes moyennes se développent, qui échappent à ce schéma binaire. Où les placer ? Et où placer les femmes ? La théorie marxiste est inexistante sur ce point, même si elle reste la seule idéologie d’alors à reconnaître sans équivoque notre oppression.
Il semblait, à cette époque, autre différence avec mai 68 et le MLF, qu’une lutte sociale sérieuse ne pouvait se faire que par rapport à une théorie, de préférence économique. Christine Delphy l’introduira en 1970, lors des débuts du MLF.
Nous cafouillons. Nous écrivons manifeste sur manifeste pour définir notre combat spécifique. Nous avons tous nos arguments en place. Et pourtant, cela ne passe pas. Nous avions compris que l’arme de l’oppression était surtout psychique, et que contre elle, il fallait, non plus les arguments, nous les avions tous, mais des actions spectaculaires, des chocs, qui seuls pourraient bousculer les pesanteurs des idées installées. Et ceci, nous n’en étions pas capables par nous-mêmes. Nous nous désolions de nos réunions souvent maigrichonnes, alors que plus tard, avec le MLF, notre groupe “femmes mariées” allait démarrer avec une réunion à trois, immédiatement passionnante. C’est que le mouvement portait en lui un dynamisme propre, que nous n’avions jamais imaginé, nous qui l’attendions.
“Tu as raison, ma pauvre fille, mais tu es née mille ans trop tôt”, me dit un ami. Heureusement, il se trompait. Et d’autres ami/es veulent me convaincre qu’il s’agit de “mon” problème, que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Christiane Rochefort sera celle qui saura le mieux dire, quand le MLF aura éclaté, ce terrible sentiment de solitude que nous avons connu.

Les mots, les noms.
Nous manquons surtout de mots. Le féminisme est défini comme “doctrine qui a pour but d’améliorer la condition des femmes” (Petit Larousse). Or, la plupart des gens tiennent pour naturelle, immuable, normale, donc, cette condition. Et le féminisme est considéré comme dépassé, ridicule, même par Simone de Beauvoir. On a pourtant commencé à parler de “femme alibi”, et une romancière, Monique Wittig, a écrit “Les guérillères”, mot qui nous parle tout de suite. Mais il faudra attendre l’éclatement du MLF pour que les mots sexisme, machisme, phallocratisme, patriarcat rendent enfin possible la contre-offensive, ainsi qu’un début de théorie qui permette de s’évader du marxisme.
Plus tard viendront harcèlement sexuel, ou encore plafond de verre, permettant de nommer cette réalité sans arrêt escamotée…
L’importance des mots ne saurait être minimisée. Celle des noms aussi : tant que des femmes estimeront sans importance d’abandonner leur nom pour celui de leur mari – comme je le fis moi-même, jadis… – nous saurons que nous sommes loin encore d’une véritable libération.

L’humour, la créativité
Le nouveau féminisme est offensif, gai, dynamique, créatif. On nous avait toujours dit que nous manquions d’humour. Effectivement, nous avions du mal à apprécier les blagues gauloises de nos camarades qui voulaient se montrer affranchis… Mais jamais je n’ai autant ri qu’au MLF.
Quant à la créativité ! on nous jetait à la figure le nom de tous ces grands hommes parmi lesquels on avait soigneusement oublié les femmes. Comme Françoise Parturier l’avait fait remarquer, n’importe quel homme médiocre pouvait ainsi s’abriter derrière la renommée de ces grands hommes. Olympe de Gouges, par contre, nous était présentée comme une frustrée qui n’avait pas eu de succès littéraire.
Simone de Beauvoir avait du longuement s’expliquer, dans Le deuxième sexe, sur les raisons du manque de créativité des femmes. Moi-même avait écrit dans Partisans un petit texte sur “Le génie et les femmes”.
Mais voilà qu’avec le MLF nous inventons des chants, des rigolades. Nous déambulons dans les rues ensemble, au grand étonnement des passants…

Extraits du témoignage sur mai 68 écrit en 1984
Je recopie à présent des passages des mémoires que j’avais rédigées en 1984, alors que mouvements post-mai 68 et MLF me semblaient tout à fait terminés .

Automne 67
Le Club Démocratie et Liberté se forma au sein de la Convention Républicaine. C’était leurs jeunes et intellectuels, l’équivalent de FMA “au sein” du MDF. Il fallait établir des liens avec eux, être présentes, agiter devant eux la question des femmes.
Ils organisèrent une réunion, l’automne. On était en 1967.
Je devais parler au nom de FMA. Je me levais, un peu émue d’avoir à intervenir dans une assemblée bien remplie de la salle de la rue de Rennes. Je montai à la tribune. Je fis remarquer que, si dans la salle, l’assemblée était à peu près mixte, à la tribune, il n’y avait que des hommes. Une des filles qui avait aidé à la préparation du débat sourit, et prit place à la tribune.
Je revins dans la salle. Bon, me dit Yvette, tu n’as pas besoin de prendre des cours (ouf, pensai-je, toujours çà de moins à faire).
Tout de suite après moi, un jeune monta à la tribune :
– Je ne suis pas femme, dit-il, seulement étudiant.
Et il nous parla des étudiants de Nanterre et des difficultés de la vie étudiante.
C’était pour moi un langage nouveau, qui m’étonna. Jusque-là, j’avais toujours pensé que faire des études était un privilège. C’est en raison de ce privilège que nous acceptions de bon cœur les queues invraisemblables qu’il nous fallait subir, chaque année, aux inscriptions. Il est vrai que cette année, la pagaille, dans les universités, semblait atteindre son apogée ; une pagaille que je ne voyais pas de trop près, puisque j’étais dans un Centre de recherches…

Mai 68
Le mouvement de mai éclata : ainsi, cet étudiant avait eu raison, il avait témoigné au nom d’un profond malaise chez les étudiants, qui ne se sentaient plus privilégiés du tout, et voulaient revendiquer.
Nous étions en général, à FMA, professeurs dans le secondaire ou chercheurs. Nous n’étions donc pas liés directement à ce mouvement. Je me souviens ainsi d’une réunion qui avait eu lieu au quartier latin, mais dans un endroit tranquille. Pas loin de là, nous savions qu’on se battait. Fallait-il y participer, rejoindre les étudiants ? Déjà à l’époque, nous avions acquis ce réflexe : n’intervenir que si cela concernait aussi les femmes, en tant que femmes.
Finalement, quand la Sorbonne fut occupée, puis l’Odéon, puis toutes les facs, nous nous joignîmes, bien entendu. Mais nous avions appris la leçon des révolutions précédentes, où les femmes étaient utilisées, acceptées avec joie, puis renvoyées à leur foyer. Donc, il s’agissait pour nous de participer sur notre terrain et de secouer les étudiants sur ce problème afin qu’il se mette à exister pour eux.
Betty nous quitta : ce qui se passait au CNRS lui sembla plus intéressant…
Par contre, au CNRS, je rencontrai Christine Delphy et elle, tout au contraire, en apprenant notre lutte spécifique et l’existence de FMA, se joignit à nous aussitôt.

Dans la cour de la Sorbonne
Nous distribuâmes notre manifeste, dans sa dernière version, qui commençait à nous satisfaire à peu près, dans la cour de la Sorbonne.
Un couple vint à nous, prit nos tracts avec intérêt, ce qui se remarquait. L’homme les lit rapidement : “C’est bien, dit-il, mais ce n’est pas assez. Il faut être reichien”.
Nous remarquâmes qu’il avait parlé, et qu’elle s’était tue. Néanmoins, je retins le conseil : il fallait lire un certain Reich. Qui vint d’ailleurs sur le marché, et que je découvrai en même temps que le Quartier Latin. Oui, il y avait bien des choses intéressantes dans Reich, enfin une tentative théorique pour parler des femmes, de la sexualité, de la famille, en termes marxistes : il faisait ce lien qui nous était nécessaire…

Nous nous étions manifestées, Anne et moi, dans les couloirs de la Sorbonne, en collant des papillons, des slogans. Nous avions un jour vu qu’il existait un autre groupe féministe, mais nous n’arrivâmes pas à le joindre. Aujourd’hui encore, je ne sais pas qui a mis cette annonce, fugitive, quel autre groupe existait que le nôtre, à ce moment-là…

Evelyne Sullerot vint dans la cour de la Sorbonne vendre ses livres. Anne et moi, nous l’aidâmes. Mais nous voulions organiser nos propres débats.

La femme et la révolution
Nous allâmes proposer une réunion sur “La femme et la révolution” aux étudiants qui s’occupaient des débats et des salles. Cela fut très facile : on nous donna un amphithéâtre. Mais on nous expliqua que nous devrions aller sur les marchés persuader les femmes ouvrières de ne pas décourager leurs maris qui faisaient grève, cette fameuse grève générale qui devait absolument continuer jusqu’à la révolution finale.
Ces arguments ne nous touchaient plus : nous voyions qu’il y avait bien des choses à faire sur place : nous avions l’œil féministe.
L’amphi fut plein. Nous étions, Anne et moi, en bas, derrière la table, et nous donnions la parole aux gens. Nous n’avions pas de théorie à proposer, mais nous savions tout de même déjà répondre un peu.
Il y eut quelques étudiants africains pour défendre la femme au foyer, les rôles différents, mais la plupart étaient tout de même pour l’égalité. Les débats furent animés. Les hommes furent, une fois de plus, ceux qui osèrent parler. On le faisait remarquer.
Des “marxistes” nous reprochèrent de n’avoir pas eu de débat “économique” : toujours cette fameuse économie qui était indispensable pour ne pas rester dans l’idéologie, mais asseoir une revendication sur des bases supposées solides. Et toujours, cela marchait : on mettait ainsi, avec tant de bonne fraternité révolutionnaire, le doigt sur nos faiblesses, nos insuffisances…

Des pans entiers de ma vie étaient en train de s’écrouler. “Tu te rends compte”, me disait Anne, “mais nous vivons au 21ème siècle !”

Amnistie les yeux crevés
Je lus un manifeste de participants, qui me plut : “Amnistie les yeux crevés”. J’étais séduite par l’alliance du discours théorique et du ton poétique : c’était bien le genre d’épopée qu’il fallait à ce moment, en ce lieu.
Il mentionnait le fait que nous avions affaire à une révolution culturelle, du nom de celle qui s’était produite en Chine peu avant. Ils invitaient à participer à leurs réunions, qui se tenaient tous les soirs à Censier : j’y allai …
On discutait de la nouvelle société, de la révolution culturelle, de ce qui n’allait pas, et qui était à refaire.
On discutait de tout, et pas seulement de la froide économie où voulaient toujours nous enfermer les marxistes…

[On y écrivait des textes collectifs, sur des thèmes choisis et discutés]

Il y eut un texte sur le féminisme : je n’avais pas été là lors de sa rédaction. Il trainait les habituelles critiques, en fait, il était même injurieux. Cela me frappait, mais ne m’étonnait plus, cette hargne des révolutionnaires contre le féminisme, nous y étions habituées.
J’étais par contre là quand on osa aborder le thème de la sexualité. Je ne crois pas que je réussis beaucoup à me faire entendre. De toutes façons, je n’avais toujours que mes données Kinsey et les résultats que j’en avais tirés, et ce style n’était guère celui du lieu… Je me mis donc seulement à l’écoute, sentant que je n’étais pas toujours dans le ton.
Le groupe qui avait commencé quelque chose nous livra où ils en étaient. Ils commençaient par la situation-type : l’homme avait l’initiative, entreprenait une fille qui résistait d’abord puis disait oui. Il se couchait sur elle. Ils précisaient : c’est en général comme cela que cela se passe et c’est pourquoi nous commençons ainsi.
Cela ne mena nulle part. Manifestement, sur le sujet, le groupe manquait d’avance idéologique, et ne savait que décrire une situation que nous, féministes, combattions….

[Évidemment, à cette époque, on ignorait que le problème de l’homosexualité allait bientôt surgir, et d’abord au MLF]

A Censier
[Après la réunion sur la Femme et la Révolution]
Nous lançâmes des réunions à Censier : il vint une cinquantaine de personnes. Jamais nous n’avions été si nombreux. C’était toujours mixte, mais avec une majorité de femmes. Nous étions excitées, mais nous connûmes aussi notre impuissance : comment “organiser” toutes ces recrues…
Comme c’est souvent le cas, si le nombre d’adhérents avait ainsi augmenté, la qualité des discussions, elle, avait diminué. Nous avions progressé, entre nous, et là, nous retombions dans d’affligeantes banalités, toujours cette volonté de minimiser, de désamorcer le conflit.
Un homme annonça fièrement qu’il élevait seul ses quatre ou six enfants, je ne sais plus, qu’ils étaient tous très bien élevés, propres à souhait, comme avec une mère. Un salut à notre camarade fils-père ou père-seul, précurseur des nouveaux pères dont la vague et la vogue allaient venir bien plus tard, treize après, en 1981.
C’était fort sympathique, mais cela n’apportait aucune dynamique à notre groupe. Au contraire, si un homme réussissait ainsi à combiner travail et élevage d’enfants, de quoi les femmes surchargées par leur double travail avaient donc à se plaindre ?
Après ces quelques réunions glorieuses par le nombre, FMA commença à nouveau à s’étioler…

Jusqu’à la rencontre, au printemps 70, avec les femmes gauchistes de mai qui avaient, à leur tour, pris conscience. Nous venions de changer de nom. FMA se lisait désormais : Féminisme, Marxisme, Action.
Ce furent alors deux grandes années de sororité et d’anarchie réussies. Mais cela, c’est une autre histoire.

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