Le Défi de l’analyse transversale du féminisme politique comme levier de contre-pouvoir, d’alter-pouvoir pour une autre citoyenneté : une utopie ?

Le Défi de l’analyse transversale du féminisme politique comme levier de contre-pouvoir, d’alter-pouvoir pour une autre citoyenneté : une utopie ?

Le mouvement populaire face aux questions de pouvoirs : Obstacles et leviers


Des leviers :

– 1 – Une remise en question des valeurs fondamentales d’oppression et de domination (violences symboliques et physiques)

– 2 – Une remise en question de la symbolique de la représentation masculine et des représentations des femmes (violences sexistes en politique)

– 3 – Une actualisation permanente du traitement politique des luttes contre les discriminations (condition de la femme, des femmes, droits sexuées, droits spécifiques, luttes contre les discriminations)

Des obstacles ou comment passer d’une conception patriarcale de la citoyenneté à une citoyenneté véritablement démocratique ?

– 4 – Elever la conscience et la connaissance en matière de culture féministe ou l’exemple de l’émancipation de l’opprimée

– 5 – Cesser la disqualification idéologique et politique du féminisme ou le féminisme comme délit d’opinion politique

Des leviers : Le féminisme politique permet

– 1 – Une remise en question des valeurs fondamentales d’oppression et de domination

Les apports des théories féministes qui questionnent les valeurs fondamentales qui organisent la société sont les concepts de sexe, genre et parité.

Fondée sur le constat de fortes inégalités sociales entre les sexes, la distinction entre sexe (sexe biologique) et genre (sexe sociale) conteste l’idée d’une détermination biologique des différences psychologiques et sociales entre femmes et hommes. Elle tend à dissocier ce qui serait de l’ordre biologique et ce qui serait de l’ordre social, relevant de systèmes de valeurs et de rapports de pouvoir. Plus largement, les féministes françaises lui préfèrent longtemps l’usage plus politiquement parlant de « rapports sociaux de sexe » qui traduit, dans la tradition marxiste, la mise en scène d’un rapport de force social historiquement construit, entre les classes de sexe. Après de nombreux débats, le terme de « genre », employé au singulier, en ce qu’il rappelle que le féminin et le masculin forment système, tend à s’imposer comme traduction du terme américain gender.

L’axe du genre : le fait social analysé au prisme des rapports sociaux de sexe

Pour Nicole-Claude Mathieu, la catégorie « sexe » existe comme variable essentielle pour comprendre la société au même titre que la classe sociale, et elle comporte non pas une – le sexe féminin – mais deux dimensions intrinsèquement liées : les hommes « aussi » constituent une catégorie sociale sexuée. Elle montre que la notion de sexe renvoie également à une construction sociale, mentale et symbolique et en aucun cas à une seule existence biologique . Le genre correspond alors à « l’imposition d’un hétéromorphisme des comportements sociaux » , et loin d’être un « marqueur symbolique d’une différence naturelle » , il fonctionnerait comme « […] l’opérateur du pouvoir d’un sexe sur l’autre – où l’on constate que, la “classe” des femmes étant idéologiquement (et matériellement) définie dans toute société par son sexe anatomique, la classe des hommes l’est objectivement par le sien » . Le genre est donc considéré par elle, « […] comme un fait social, historique, dû à l’exploitation matérielle des femmes et à l’idéologie oppressive du genre » .

Ce concept de « classe de sexe » ou de « genre » montre que les deux groupes ne peuvent être considérés indépendamment l’un de l’autre, qu’ils sont unis par un rapport de domination, caractérisé comme un « rapport d’exploitation économique », du fait du travail domestique consenti gratuitement à la famille et donc indirectement à la société pour assurer sa reproduction. Ces concepts mettent en outre la domination sociale au centre de l’explication.
Or, on constate tous les jours que la catégorie de sexe vaut uniquement pour les femmes. Ce qui renforce le présupposé qui fait correspondre « spécifique » ou « particulier » à « féminin » et « général » ou « neutre » à « masculin ». Le biais est encore à l’œuvre aujourd’hui lorsque la situation des femmes est comparée à celle des hommes, afin d’expliquer en termes de « retard » sur les hommes la situation observée. Nicole-Claude Mathieu remarque que cette analyse est courante, les sociologues ayant tendance à étudier les « dominés » comme ceux qui « font problème ». Elle donne l’exemple des Blancs qui ne sont pas spontanément renfermés dans une catégorie « raciale » et, de même, les hommes ne sont pas immédiatement rattachés à une catégorie de sexe. Selon cette manière de voir, ce sont les Noirs qui ont des problèmes qui doivent être résolus pour que leur situation rattrape celle des Blancs, et ce sont les « problèmes des femmes » qui doivent trouver une solution afin que leur situation soit comparable à celle des hommes. Pour Marie-Blanche Tahon, cette manière sociologique d’envisager les rapports sociaux a implicitement pour effet de renforcer la domination des dominants, de la naturaliser, c’est-à-dire de faire comme s’il allait de soi que les Blancs dominent les Noirs et que les hommes dominent les femmes . Elle confie aux dominés le soin de rattraper leur retard sur leurs dominateurs.

Déconstruire des catégories conceptuelles androcentrées

La déconstruction des catégories conceptuelles entraîne des ruptures dans la tradition de la pensée dès lors que l’analyse des rapports sociaux de sexe comporte une base matérielle et un registre de croyances, un système de représentations évolutives et diversifiées. Françoise Héritier a complété les travaux de Claude Lévi-Strauss par l’élaboration du concept de « valence différentielle des sexes » , pour expliquer le fondement de la pensée de la différence entre le féminin et le masculin . Dans un premier temps, elle s’est attachée à déconstruire la construction de la maternité montrant qu’elle avait permis de justifier le confinement des femmes dans la « nature ». Elle considère que comme le sexe et comme le genre, « la maternité n’est pas un fait naturel, elle est construite socialement ». La grossesse, l’accouchement et l’allaitement, qui, jusqu’à présent, sont des tâches exclusivement féminines, ne peuvent être vus comme un handicap que grâce à une construction idéologique. Tant l’anthropologie que l’histoire et la sociologie fournissent d’innombrables exemples qui illustrent que la grossesse, l’accouchement et l’allaitement n’empêchent pas, par exemple, les femmes de travailler, y compris d’accomplir des tâches physiquement fatigantes. Françoise Héritier considère que « c’est l’observation de la différence des sexes qui est au fondement de toute pensée, aussi bien traditionnelle que scientifique » (Héritier, 1996, p. 19). Il s’agit là, selon elle, d’un « butoir ultime de la pensée, sur lequel est fondée une opposition conceptuelle essentielle: celle qui oppose l’identique au différent ».

Le rapport identique/ différent constitue un des principaux fondements des systèmes idéologiques. Il est à la base des systèmes qui opposent deux à deux des notions abstraites ou concrètes, (chaud/froid, sec/humide, haut/bas, clair/obscur, inférieur/ supérieur). Ces oppositions binaires, on les retrouve dans les grilles de classement du « masculin » et du « féminin ». En un sens, elles ne sont pas universelles; elles ne fonctionnent pas partout de la même façon. La valence différentielle exprime un rapport conceptuel toujours hiérarchique, entre le masculin et le féminin, traduisible en termes de poids, de temporalité (antérieur/ postérieur), de valeur.

Ainsi, la domination masculine s’impose par un système organisé de catégories de pensées le social, l’institutionnel et le politique qui la justifie, la légitime et la renforce en l’invisibilisant. Or, c’est le pari contraire que tentent les usages du genre dans la société à savoir, déconstruire le réel pour l’expliquer et le modifier. Christine Delphy introduit le concept de « classe de sexe », et substitue à la théorie de l’exploitation du prolétariat par la bourgeoisie celle de la domination des femmes par le patriarcat (Delphy, 1998).

Par exemple, le langage, la symbolique et le pouvoir des mots. Dans l’écriture, l’ordre alphabétique veut que « Femmes » vienne avant « hommes » parce que “f” est avant “h”; et “elles avant eux” et “celles avant ceux” parce que “l” avant “u”). Pratiquer et écrire le contraire, relève strictement d’une idéologie de sexe à considérer le masculin sous toutes ses formes y compris grammaticales et orthographiques comme supérieur au féminin. Or, pratiquer la transformation de la société par l’approche de genre impliquerait que cette règle soit pour tout le monde élémentaire.

– 2 – Une remise en question de la symbolique de la représentation masculine et des représentations des femmes

Savoir déplacer son regard par une approche de genre, c’est aussi opérer une révolution des perceptions symboliques.

L’approche genre se révèle un véritable levier pour l’action démocratique, d’abord en ré-interrogeant trois fondements objectifs du principe démocratique , et en fixant les conditions de sa validation montrant en quoi le quasi-monopole des hommes et la nette sous-représentation des femmes dans la prise de décision pose le problème de la légitimité des structures politiques existantes. Le lien avec la crise de la représentation politique est ici direct car il engendre une méfiance des citoyen-nes envers le système représentatif dont l’ultime conséquence est le rejet des lois et des politiques proposées ou adoptées sans la participation des femmes.

La spoliation historique de la légitimité des femmes à représenter le symbolique et le politique, l’inapplication de l’égalité des droits entre les femmes et les hommes ont eu des conséquences directes sur l’engagement politique des femmes. Preuves en sont les faibles taux de représentation féminins à tous les niveaux électoraux au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, période qui recouvre le point de départ du droit au suffrage des femmes et permet le recul historique que nous pouvons en avoir : six décennies, soixante années où « le temps géologique » de l’advenance naturelle de l’égalité des sexes s’est cristallisée. Pourtant, la société française dans son organisation politique masculine s’en était visiblement accommodée. Au regard des statistiques, la féminisation des institutions françaises par voie d’élection reste très progressive, les meilleurs taux étant actuellement atteint. On assiste alors à une véritable confiscation masculine de la légitimité politique du fait même du contrat social passé entre frères et non pas entre frères et sœurs. Fraternité sur laquelle le système politique dans son entier – élections, rôle, fonctions, représentativité et utilité des partis politiques des partis politiques – est organisé. En ce qui concerne le système électif, le modèle de la représentation masculine constitue un véritable coup de force symbolique permanent.

Or, l’insertion du genre en science politique permet de déconstruire le modèle néo-positiviste encore dominant en intégrant le vécu des personnes. L’histoire de l’exclusion politique des femmes est intimement liée à leur exclusion citoyenne, civile et économique. Les conséquences en sont toujours visibles, en terme d’inégalités persistantes dans les faits malgré les lois promulguées, qu’il s’agisse des emplois, des salaires, des postes de décisions, de la répartition des tâches domestiques, des postes de représentations politiques, et dans toutes les sphères de la société civile et publique.

Sous l’impulsion conjuguée de l’Europe et des mouvements sociaux féministes, les démocraties européennes qui souffraient d’une sous-représentation chronique des femmes aux postes de pouvoir, ont été incitées à mettre en place des mesures correctrices, y compris en recourant à des actions de discrimination positive afin d’assurer l’effectivité de l’égalité et non plus l’égalité formelle. C’est dans ce contexte que la France se démarque en dépassant le cadre du simple « quota » propre aux actions positives en faveur des populations discriminées et s’impose par le principe de « parité » comme garante de la reconnaissance isonomique de la société, composée d’autant de femmes que d’hommes. Le mot parité signifie « égalité parfaite » ; parité entre les sexes signifie une égalité parfaite entre les femmes et les hommes non seulement dans le droit, de façon virtuelle, mais surtout dans les faits, de façon réelle. Exiger la parité des sexes c’est vouloir une société cogérée par les femmes et les hommes, partageant à égalité l’exercice des responsabilités économiques, familiales, politiques ; La parité peut être perçue de différentes manières : comme un projet d’organisation de la société fondée sur une mixité véritable à tous les niveaux des institutions, des professions, des administrations; Ou comme un projet moins global, qui concerne les instances de décision, que ce soit le gouvernement et les assemblées élues, les partis politiques, la haute fonction publique, les organisations professionnelles, les associations etc. Jusqu’ici, l’opinion publique n’a entendu parlé que de la seconde option.

Mais le concept de parité n’est pas alors perçu, dans son ensemble, comme un projet global de réorganisation de la société fondée sur une mixité véritable à tous les niveaux des institutions, des professions, des administrations, c’est-à-dire lié à la modernité, en ce qu’il remet en cause un fonctionnement social et une image symbolique des hommes et des femmes dans la société . Du moins, ce n’est pas cette version qui est mise en oeuvre. L’instauration de la parité revendiquée par les mouvements sociaux féministes qui devait être pensée comme l’outil pragmatique par excellence capable de faire sauter les verrous psychologiques, sociologique et politique, et répondre à cette exigence de transformation radicale de la société, dans toutes les sphères, y compris et surtout dans la famille, s’avère pour l’instant insuffisante.

En effet, la loi dite « de la parité » utilisée par la France pour viser à plus d’égalité dans le monde politique, présente dans sa conception même des défauts que des féministes avaient repéré dès son énonciation . Ainsi rédigée, « la loi du 6 juin 2000 favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux fonctions et aux postes électifs », elle suscite l’indignation des féministes qui lui préféraient une rédaction plus affirmative et coercitive telle que « la loi garantit » ou encore « les assemblées élues sont composées d’autant de femmes que d’hommes ». En outre, elle ne s’applique pas partout.
Enfin, les différentes échéances électorales « post-paritaires » ont montré de nombreux détournements de la loi. Par exemple, aux dernières élections législatives malgré la menace de sanctions financières, certains partis politiques ont préféré payer des amendes pendant plusieurs années (1 650 980 d’euros pour le parti socialiste et jusqu’à 4 262 606 d’euros pour l’UMP) plutôt que d’appliquer correctement la loi.

Pour que l’analyse transversale du féminisme politique caractérisée dans le champ politique par la loi dite « de la parité » puisse être un levier de contre-pouvoir, d’alter-pouvoir pour une autre citoyenneté, il faudrait qu’elle soit appropriée par l’ensemble de la classe politique, par les différentes actrices et acteurs du mouvement populaire, autour d’une même définition. Or, ce n’est pas le cas. Si le constat de la question des inégalités de sexe en politique est effectué, dès qu’il s’agit de faire des propositions d’action pour y remédier, on note une ambivalence dans les propos des responsables politiques . Les arguments développés tournent autour de la nécessaire différence des sexes dans une approche de complémentarité. L’approche « genre » étant considérée comme un outil de « guerre des sexes » est balayée par nos interlocuteurs. On constate que de nombreuses résistances masculines qui se réclament de l’intérêt général, de l’universalisme, etc. perdurent. La transformation des esprits qui supposait un “renversement idéologique” n’a pas eu lieu, et la “révolution culturelle” induite ayant pour aboutissement le changement de l’image des femmes vue par les femmes et les hommes, non plus . Certes, théoriquement la parité a induit des changements dans les mentalités, peut-être plus du côté des administré-es que des responsables politiques. Mes recherches ont montré qu’elle remet en question un certain nombre de certitudes héritées du passé : l’illégitimité des femmes à la prise de décision politique donc leur sous-représentation, l’illégitimation du genre féminin à représenter « l’universel ». Elle attaque ainsi dans ses fondements la différence de socialisation des femmes et des hommes; la spoliation historique de la légitimité des femmes à représenter le symbolique et le politique caractérisé par la figure masculine de la représentation; la tolérance à l’inapplication de l’égalité sexuelle.

Ce qui est intéressant, dans le concept de parité comme outil de politique publique, c’est qu’il permet de construire ou déconstruire ce qui est et ce qui doit être en termes de projet politique pour une société moderne car il permet de changer radicalement de perspective, à condition d’accepter de renoncer à toutes les représentations assimilées en matière d’organisation ancestrales des relations entre les sexes, y compris dans le privée, dans la famille, donc dans le mouvement populaire.

– 3 – Une actualisation permanente du traitement politique des luttes contre les discriminations

La catégorisation des femmes comme une spécificité « à part » dans la société française, et la construction de sous-catégories encore plus à part n’a pas lieu d’être. En effet, les femmes ne sont pas une catégorie, mais une des deux composantes de l’humanité, de la société qui traversent toutes les catégories. Les différences d’intérêts entre sexes sont dues à une socialisation différenciée. En tant que groupe social, les femmes sont plus à même d’exprimer et de défendre leurs intérêts en étant présentes en nombre là où se prennent les décisions. Ces intérêts ne sont pas liés à une essence biologique de sexe, et sont objectifs; ils sont dus à l’expérience commune de privation historique des droits (civils et politiques) ; à un taux de participation plus faible dans la population active qui reflète une ségrégation tant horizontale que verticale dans la vie professionnelle ; à la construction d’une responsabilité quasi exclusive de la reproduction de la société qui leur a réservé le travail domestique

Or, le traitement en termes de politiques publiques constitue les femmes en « problème » à part. De ce point de vue on est passé de la « condition de la femme », puis « des femmes », aux droits « sexués », « spécifiques », et enfin à « l’approche intégrée de l’égalité » et à la « lutte contre les discriminations ». Pour devenir un levier à part entière, les rapports sociaux de sexe doivent être examinés pour ce qu’ils sont : des rapports qui impliquent les deux sexes autant les hommes que les femmes. Prendre en considération les apports de Nicole-Claude Mathieu, c’est se rappeler que la situation de la catégorie « femmes » ne peut être saisie que par référence à la catégorie « hommes ». L’examen des rapports de sexe suppose également que l’on prenne en compte les rapports entre les individus de même sexe, les rapports intra-sexe. Aucune étude ne prétend que la catégorie « hommes » est homogène, en conséquence aucune étude ne peut considérer que la catégorie « femmes » pourrait l’être, à moins de réduire le corps social des femmes à un sexe pendant que les hommes représenteraient seuls, l’individu social. De fait, la situation des femmes étant hétérogène, leurs relations ne peuvent que l’être. On ne peut occulter qu’il y ait des rapports de pouvoir, des rapports d’exploitation, des rapports d’exclusion, entre femmes.

C’est pourquoi, les réformes des politiques publiques n’ont jusqu’ici pas produit une réelle égalité (les 35 heures). Les analyses féministes qui ont démontré les injustices et les inégalités, le fait que les deux sexes continuent de vivre dans un univers légal toujours genré malgré les formulations universelles et même égalitaires. Au cours des trente dernières années, les recherches féministes ont contribué à démontrer non seulement que le pouvoir politique, le chômage et le marché du travail sont traversés par des rapports sociaux de sexe inégaux, mais que les politiques publiques comme celles de l’éducation, de l’emploi et de la sécurité ont un sexe. Ces travaux ont donné lieu à des ouvrages qui ont connu un grand retentissement et ont constitué des tournants dans l’analyse des rapports sociaux. Ils ont contribué à démonter, de façon rigoureuse, les mécanismes de production et de reproduction de la division sexuelle des rapports sociaux et leur incorporation dans les politiques publiques. Ces recherches ont mis en évidence la pseudo-neutralité des politiques publiques en mettant au jour le rôle des États providences de l’après-guerre dans l’institutionnalisation de la séparation entre la sphère privée et la sphère publique, ainsi que l’existence de marchés du travail segmentés. Elles ont nourri l’action des mouvements de femmes en leur permettant d’asseoir la lutte contre les inégalités sur un argumentaire scientifique qui a servi de base à l’adoption de politiques publiques plus respectueuses de l’égalité entre les femmes et les hommes. Par exemple, il y a 42% d’écart entre les retraites des femmes et des hommes et 80% des retraitées pauvres sont des femmes, quand on sait par ailleurs, qu’elles vivent plus longtemps que les hommes …

Ainsi, les droits neutres se sont longtemps avérés des droits masculins, amenant l’Etat à considérer comme spécifiques des droits des femmes. Or, lorsque l’on se penche sur les libellés des politiques publiques, il est évident que la révolution paritaire ou de genre n’a pas eu lieu. En effet, poser une politique contre les violences notamment faite aux femmes, ce serait dans l’axe d’une action de genre, se poser la question de qui tape, qui tue, qui est coupable et non pas qui est victime. Au contraire, les politiques publiques contre la pauvreté, sont encore très axées sur les hommes pauvres et moins sur les femmes, notamment en matière d’actions d’urgence. De fait, l’invisibilisation des femmes et des mesures sur les femmes est une violence du système, de la société voire de l’Etat contre les femmes.

Des obstacles ou comment passer d’une conception patriarcale de la citoyenneté à une citoyenneté véritablement démocratique ?
– Ce qui reste à faire ou la « concrétude » de l’idéologie paritaire au prisme des idéologies héritées (du patriarcat)

En fait, jusqu’à présent, c’est comme si on s’était attaqué aux effets, sans jamais s’attaquer aux causes réelles de ces effets. Ainsi, en ce qui concerne la « lutte contre le sexisme », on ne s’attaque pas aux causes, le système patriarcal, véritable fondement idéologique du sexisme, mais à certains de ses effets, tel que par exemple, le sexisme « dans la publicité », alors même qu’il est partout. Par exemple, en matière de prostitution on s’attaque aux prostituées, mais surtout pas ni aux clients ni aux proxénètes et bientôt, si on laisse ces entrepreneurs gagner en audience, et on traitera la prostitution comme un métier comme les autres.

– 4 – Elever la conscience et la connaissance du mouvement populaire en matière de culture féministe

Le processus révolutionnaire contenu dans l’axe du genre doit être mieux compris et maîtrisé par les actrices et les acteurs du mouvement populaire. Il faut passer par la déconstruction des systèmes d’aliénation pour se donner les moyens de changer les choses.

L’analyse transversale du féminisme politique permet notamment de mettre à jour l’intériorisation de règles, de croyances et de normes de valeurs qu’il s’agit ensuite de déconstruire et de reconstruire pour une autre citoyenneté. C’est en interrogeant les différences sexuées dans l’éducation et l’apprentissage des rôles sociaux sexués dans et hors de la famille que l’on peut déplacer les écarts de la socialisation et des pratiques. L’action collective, les groupes d’intérêt, le féminisme sont autant de lieux dynamiques où s’échangent d’autres pratiques, où se créent des alternatives aux modèles dominants à partir des recherches menées pour y contribuer.
L’éducation, la construction sociale des sexes est prégnante dans l’explication de la présence effective des femmes dans les postes de prise de décision. L’éducation des femmes les écarterait de l’accession à des postes de « chef », de la prise de parole collective, de la sororité par-dessus les organisations majoritairement masculines. Malgré les combats féministes, malgré les résistances, malgré l’indépendance conquise par les femmes tant en terme juridique qu’économique, l’inégalité des fonctions sociales genrées persiste. Le travail domestique n’est toujours pas partagé, mais il y a une évolution visant à faire prendre conscience aux hommes que cette inégalité dans la prise en charge du travail domestique n’est plus considérée comme « normale ». Or, la force de la socialisation est importante. Car ainsi, même lorsqu’elles réalisent et reconnaissent que l’inégalité de la non-répartition des tâches domestiques est une injustice, certaines sont capables de refuser de remettre en question cette aberration.
Par ailleurs, les sociétés contemporaines (pourtant réputées modernes et évoluées) laissent cohabiter des modèles de développement institutionnels et politiques anachroniques. On ne s’étonne plus – pour prendre des extrêmes – de voir coexister des groupes aux valeurs religieuses voire féodales correspondant à des périodes historiques du passé et, des groupes aux valeurs récemment héritées, notamment celles de la révolution culturelle des années 1968 dans les nouveaux mouvements sociaux ou les altermondialistes. Pour autant, on s’étonne régulièrement de l’inadéquation des structures mentales aux temps présents. Ce type d’interrogation se pose particulièrement en ce qui concerne l’égalité entre les sexes, inscrite dans les lois mais ineffective dans la réalité. Or, le lien entre apprentissage, acculturation dans l’enfance et résultat à l’âge adulte paraît évident qu’il s’agisse pour ne prendre que deux exemples, de typologies de comportement social ou de rapports sociaux de sexe.

Nombre d’études ont aujourd’hui mis en effet en évidence le lien direct qui unit système éducatif et inégalité des filles et des garçons à l’âge adulte . Si l’anthropologue Françoise HERITIER a élaboré le concept de « valeur différentielle des sexes » pour expliquer le fondement de la pensée de la différence entre le féminin et le masculin , Nicole MOSCONI a mis en lumière la « socialisation différentielle des sexes à l’école et dans la division socio-sexuée des savoirs » . En s’attachant plus précisément au contenu des outils pédagogiques, non pas seulement en milieu scolaire, mais aussi dès le niveau préscolaire ou para-scolaire, (comme l’ont fait Andrée MICHEL ou Denise GUILLAUME ), le support de communication qui véhicule l’invisibilisation des femmes de l’histoire et de la société en traversant les décennies se révèle : images avant le texte, construction du sens et de l’histoire de la société, tout concourt à écarter le genre féminin de l’accession au statut de membre actif de l’espace public, politique et sujet d’histoire.

L’enquête que j’ai menée auprès de femmes engagées en politique a révélé, parmi les obstacles rencontrés par les femmes en politique, l’impossible projection de soi en tant que « femme politique » autant par manque de socialisation, d’apprentissage éducatif, que par l’absence d’imprégnation de cette possibilité parmi les modèles féminins de référence, d’imagerie intégrée depuis l’enfance. Or, ce que fait ressortir parfaitement cette enquête, c’est l’absence de « préparation » des femmes, lors de leur socialisation, à occuper un rôle public et politique. Il ressort que les agents de la socialisation sont particulièrement la famille, l’école et les médias, avec le support privilégié que constitue la télévision. Plusieurs d’entre elles ont conscience qu’un processus d’enfermement conceptuel est à l’œuvre, intériorisé en elles, comme dans l’ensemble de la société. Si la socialisation politique ne se termine pas avec le passage à l’âge adulte, mais est un processus continu qui peut être affecté par tout changement majeur intervenant dans une vie, pour autant, l’empreinte laissée par la socialisation « enfantine » reste marquée. Plusieurs études ont mis en valeur l’influence des expériences et de l’apprentissage de l’enfance sur les attitudes et les comportements adultes .

Ce décalage entre socialisation sexiste dans la petite enfance (les femmes n’y ont quasiment aucun autre rôle que l’affectation à des rôles traditionnels de soins aux personnes et au travail domestique) et possibilité réelle de rôles sociaux publics contribue selon moi à perpétuer l’idée d’une illégitimité des femmes à occuper l’espace public, politique, alors même que cette présence est légalement légitime depuis près de soixante ans. Si cette hypothèse s’avère exacte, cela signifierait qu’il est primordial d’adapter les messages vers la petite enfance (albums, jouets, vêtements) à la réalité institutionnelle et légale actuelle, et il serait donc urgent de « désexuer » la petite enfance.

Pour les mêmes raisons, il faut partager ce capital de connaissance avec le mouvement populaire, composé de femmes et d’hommes, parce qu’il permet une déconstruction de l’élaboration du pouvoir en vue de passer d’une conception patriarcale de la citoyenneté à une citoyenneté véritablement démocratique. Tous les organismes de formation populaire font l’impasse sur les luttes féministes niant leur portée, sous-estimant leurs apports.

Par exemple, les élu-es ont des formations de très bonne qualité sur tout sauf qu’en général, ils n’en ont pas sur les droits et mouvements féministes, et encore moins sur ce qui les concerne directement, la mise en œuvre des lois et politiques publiques de genre.

Ainsi, cela contribuerait non seulement à une appropriation par le mouvement populaire des problématiques féministes, ce qui est loin d’être le cas, mais aussi à une véritable mise en œuvre politique de l’égalité entre les sexes.

– 5 – Cesser la disqualification idéologique et politique du féminisme ou le féminisme comme délit d’opinion politique

Lorsque Isabelle Stengers parle de « pensée majoritaire et minoritaire » citant Gilles Deleuze, en s’interrogeant sur le féminisme comme une autre science, un mouvement minoritaire, elle cherche à montrer en quoi la tranquillité des traditions nuit à l’évolution et à la démarche vers l’autre. Si les rapports sociaux de sexe traversent la famille, celle-ci est pourtant jusqu’à présent une institution qui met en présence non pas une femme et un homme, mais une mère et un père. Mais de quelle manière envisager la mère et le père après qu’on a accordé aux femmes les mêmes droits qu’aux hommes ? Pour Marie-Blanche Tahon , c’est là que se situe le levier des transformations que connaît la famille actuelle ; « femme/s » est une notion qui renvoie à un espace autre que celui de « mère/s ». L’émergence de la femme-individu suppose que l’on fasse la distinction qui convient entre le public et le privé.

Pour Colette Guillaumin aussi l’entrée des minoritaires dans le domaine théorique bouleverse les perspectives et introduit de la subversion, les textes et analyses féministes sont selon elle, toujours et, sans exception, disqualifiés à leur apparition sur le plan théorique et présentés comme des textes militants . Il s’agit pourtant en mobilisant tant les théories de l’action collective que des nouveaux mouvements sociaux de transformer les pratiques sociales dans les domaines de la société, de la socialisation politique, de l’emploi, des inégalités sociales, mais aussi de la prise en compte des nouvelles formes de participation politique qui s’expriment.

Que ce soit en dénigrant la légitimité des luttes féministes comme c’est le cas lorsqu’on parle de ses « excès » ou que ce soit en les renvoyant à une catégorie construite de « bourgeoises » loin des préoccupations des femmes du peuple, le féminisme est de façon permanente bafouée, souvent par préjugés, stéréotypes ou méconnaissance de sa réalité et de sa puissance subversive réelle. Lorsque les féministes sont insultées et qualifiées de « nanties » qui devraient arrêter de lutter pour l’égalité entre les femmes et les hommes, au profit de pays d’ autres intérêts ou luttes, les 6 femmes françaises tuées par mois par des hommes sont alors niées, au même titre que toutes les violences contre les femmes, la pauvreté des femmes, le chômage des femmes, les écarts de salaires, le scandale du travail domestique. Mais surtout on ne se donne pas les moyens pour émanciper la population. Par exemple, parce que les syndicalistes ne sont pas formés, ils ont une vision de disqualification des luttes féministes (ils en ont une vision archaïque souvent véhiculée par les médias). Cela les empêche de voir souvent l’égalité salariale comme un ferment de transformation de la vie de tout le monde et pas seulement des femmes.

La France au travers ses pratiques, ses institutions, son fonctionnement, ses acteurs et actrices sociales, porte atteinte au droit et à la liberté au respect de leur vie privée et familiale des citoyens-nes, notamment dans l’instauration d’un double statut exclusivement pour les femmes en fonction de leur état marital, ou dans le choix du nom de la mère comme nom d’identité. En s’y opposant l’Etat français commet une ingérence contraire aux lois. En outre, en tolérant voire en cautionnant les pratiques des individus qui harcèlent et opèrent des discriminations sexistes à l’égard des femmes et des hommes féministes qui réclament des droits réels identiques, ce que j’appelle la « concrétude » de l’égalité, l’Etat français entrave la jouissance des droits et libertés tant sur des distinctions fondées sur le sexe mais également sur des distinctions fondées sur les opinions politiques dès lors que l’égalité sexuelle et le combat contre les discriminations sexistes sont traitées ici et maintenant en France, comme une opinion politique et non pas comme une loi ni un droit fondamental.

En effet, le féminisme doit être considéré comme un délit d’opinion politique. Il l’est pas seulement en France. Dans le monde, lorsqu’elles refusent de se laisser enfermer dans les codes de statut personnel, (code de la famille) ou de se laisser assujettir à la reproduction, les femmes sont emprisonnées. Dans la mythologie, la première femme tuée pour délit d’opinion politique, c’est Antigone qui refuse qu’un mort ne reçoive pas une sépulture.

Il faut donc développer les postes d’enseignant-es chercheures en études de genre et développer les formations dans les organismes de formation populaire.

En conclusion,

La centralité de l’analyse théorique féministe est de poser la domination de sexe comme centrale dans toute organisation sociale, donc transversale à tous les aspects organisationnels.
L’abolition de la hiérarchie de sexe comme levier de lutte contre le paternalisme démocratique à l’échelle planétaire.
L’insertion du genre en théorie politique permet de repenser la structure sociale et étatique, et ce en empruntant trois voies : l’Etat comme production symbolique et des croyances politiques en renouveau, le pouvoir et l’autorité revu et corrigé à travers l’expérience de la majorité politiquement minoritaire et les lois, règles et superstructure étatique bâties sur le principe fondamental de l’égalité juridique, politique et économique entre les sexes. Le fait qu’il soit de moins en moins acceptable pour toute la société d’évoluer dans un système de sous-représentation des femmes dans la prise de décision, notamment grâce à l’insertion du nouveau concept de parité, constitue une avancée fondamentale en termes de changement des mentalités. De ce point de vue, l’usage du genre qui a mené au concept de parité a mis un terme à l’illégitimation du genre féminin à représenter « l’universel », et se faisant, a attaqué dans ses fondements la différence de socialisation des femmes qui jusqu’ici ne comportait aucunement la question de leur présence dans les instances de décision.

Le patriarcat est au fondement de toutes les dominations et les oppressions. Tant que son négationnisme perdurera, le projet utopique n’aboutira pas. Donc pour répondre à la question, de savoir si l’analyse transversale du féminisme politique peut-être un levier de contre-pouvoir, d’alter-pouvoir pour une autre citoyenneté, il faut maintenant s’atteler selon moi à établir de façon factuelle et pragmatique le sens politique, social, culturel, institutionnel entre les lois formelles et leur application concrète dans la réalité, ce que j’appelle la « concrétude » de l’égalité, à moins que ce soit une utopie.

Sandra FREY
Sociopolitologue

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